Gilets Jaunes et Camisards

La date retenue est celle du démarrage du mouvement des Gilets jaunes. Je reviens là-dessus pour tenter un rapprochement qui ne me semble pas avoir été évoqué dans les médias.

Le mouvement des Gilets jaunes, qui est un mouvement social, a été ainsi nommé par une particularité vestimentaire des protestataires. Au cours de l’Histoire, les mouvements ainsi caractérisés ne sont pas très nombreux. Pour ne s’en tenir qu’à l’Europe, à partir de l’an 1000, on recense la révolte des Chaperons blancs, en Flandre, en 1380-1385, les Nu-Pieds en Normandie en 1639, évidemment les Sans-culottes en 1792-1794 durant la Révolution française. La plupart des autres rébellions portent le nom du lieu, de la catégorie sociale (la Guerre des Paysans dans l’Empire en 1525) ou la cause (souvent fiscale).

Mais le rapprochement que je veux faire est celui d’un mouvement que je n’ai, à dessein, pas mentionné dans l’énumération ci-dessus : il s’agit de la révolte des Camisards.

1. La révolte des Camisards fut celle de paysans et d’artisans protestants des Cévennes (aujourd’hui, en gros, des départements de la Lozère et du Gard), contre la répression et les conversions forcées dont ils furent victimes sous Louis XIV, à la suite de la Révocation de l’Edit de Nantes en 1685. Cette révolte (parfois appelée guerre) se déroula de 1702 à 1715, c’est-à-dire exactement en même temps que la guerre de Succession d’Espagne, la plus longue et la plus dure de Louis XIV. Ce dernier dut envoyer beaucoup de troupes et le maréchal de Villars, l’un de ses meilleurs généraux, pour mater la révolte. Finalement, le pouvoir royal, malgré sa victoire et sans revenir sur la Révocation, se montra plus modéré dans la répression du protestantisme.

2. Dans une première acception, les Camisards sont censés recevoir leur nom du terme languedocien "camisa", qui veut dire chemise en languedocien, du fait qu’ils se battaient en chemise (leur tenue habituelle) et non en uniforme, comme les soldats du roi. Le rapport entre les deux est que le vêtement en question couvre le torse et qu’il signale aussi une situation précaire ou inférieure : le gilet "jaune" (ou à haute visibilité) est destiné à ceux qui travaillent sur les chantiers ou les routes ou autoroutes pour être vus et pas renversés (ce qui est aussi le cas des automobilistes victimes d’une panne ou d’un accident). De même les Camisards n’avaient-ils que le statut de simples paysans ou artisans (et non de soldats du roi), rebelles de surcroît, donc passibles de peines plus lourdes.

3. Mais sur le site du Musée protestant, on donne deux autres étymologies : la première est camisade, qui signifie "attaque de nuit". Dans cette expression, je ne retiendrai pas le terme "attaque" (qui évoque un amalgame fâcheux entre les Gilets jaunes et les casseurs), mais sur celui de "nuit" en tant que les manifestions des Gilets jaunes ne se sont pas cantonnées à la partie diurne du jour, mais se sont prolongées, de façon permanente, de nuit, autour des campements improvisés des Gilets jaunes, avec leurs cabanes de palettes et de bâches et leurs braseros.

4. La troisième étymologie du terme Camisard, toujours sur le même site, est aussi fort intéressante. Elle vient de camins qui, en occitan, signifie chemins. On peut supposer que, le long des chemins des Cévennes, les Camisards, camouflés par la végétation ou les rochers attendaient en embuscade les soldats, les dragons ou les hussards du roi. Or, qu’ont choisi comme lieux de manifestation de leur présence les Gilets jaunes ? Ils ont choisi ce qui est le plus important, le plus symbolique dans notre civilisation des transports et celle des réseaux (réseau de routes, de voies ferrées, de téléphone, d’Internet, de fibres optiques, d’eau, de transport d’énergie, d’évacuation des eaux usées...). Ils ont choisi les grandes routes et les autoroutes.

5. Et sur ces voies, sur ces "artères" (qui irriguent le corps économique de la France comme les vaisseaux sanguins irriguent le corps humain), les Gilets jaunes ne se sont pas installés n’importe où : ils se sont installés sur les points cruciaux. [C’est-à-dire, étymologiquement, sur les points en forme de croix]. Or, aujourd’hui, ces points sont au nombre de deux sur les voies françaises. D’une part, les stations de péage, qui coupent perpendiculairement l’axe de la voie, lui conférant ainsi une forme crucifère. D’autre part sur les ronds-points qui, sur les nationales, les périphériques ou juste à la sortie ou à l’entrée de l’autoroute, voient se rejoindre ou se croiser quatre, cinq, six ou davantage de directions.

[Comme dans mon département de l’Allier où, au rond-point de Montmarault, à la sortie de l’autoroute A71, se rencontrent, se croisent et s’échangent l’autoroute Paris-Clermont-Montpellier, la RCEA de Montmarault à Mâcon (qui traverse le Morvan et est une des voies les plus dangereuses de France), la route vers Vichy et Lyon, et la route vers Montluçon, et, plus loin, Limoges. Et où, évidemment, les Gilets jaunes étaient solidement installés].

6. L’autre parenté entre le mouvement des Camisards et celui des Gilets jaunes est leur très long temps d’incubation. La Révocation de l’Edit de Nantes (précisément appelé édit de Fontainebleau) date de 1685. Et les paysans et artisans cévenols n’ont pris les armes qu’en 1702, 17 ans après ! Pendant 17 ans, ils ont donc supporté brimades, vexations, persécutions, logement des dragons. Et comme Louis XIV ne voyait toujours pas de révolte, comme il s’en était produit sous le règne de son père, ou pendant sa jeunesse (la Fronde), il a cru que c’était "plié", que les protestants se résigneraient et ne recourraient pas à la violence.

7. De même, la révolte des Gilets jaunes fait-elle suite à un grand nombre d’années de dégradation du niveau de vie des classes moyennes et populaires, impulsée aussi bien par la droite "décomplexée" (c’est-à-dire l’UMP puis LR), puis de la droite "complexée" (c’est-à-dire le PS), pour reprendre l’expression cinglante de Frédéric Lordon : démolition des retraites, détricotage du droit du travail (lois de Hollande et de Macron), gel du point d’indice des fonctionnaires, disparition progressive des inspecteurs du travail, réduction du nombre de fonctionnaires, diminution du nombre d’hôpitaux, déremboursement des médicaments, diminution des allocations-chômage, poursuite des chômeurs, considérés comme des fraudeurs, etc.

[Mais la goutte d’eau qui a fait déborder le vase a été l’accumulation des cadeaux fiscaux faits aux entreprises (le CICE) et aux riches, et, notamment la suppression de l’ISF (l’une et l’autre censées profiter à l’emploi, mais qui ne sont que des prétextes). Comme cela fait des trous dans les recettes de l’État, il faut bien reboucher ces trous. Et comment les rebouche-t-on ? Par de nouveaux impôts et de nouvelles taxes, imposés aux classes moyennes et populaires, qui ne peuvent pas camoufler leur argent à l’étranger. Comme l’augmentation de la TVA et les taxes sur l’essence qui, à elles deux, forment la majorité des recettes.

8. Là aussi, comme sous Louis XIV, les gouvernants ont cru que c’était "plié". A chaque attaque contre les retraites ou le Code du travail, les syndicats organisaient de grandes manifestations, faisaient trois petits tours et s’en retournaient sagement chez eux, en se disant : "à la semaine prochaine". Mais pas de grève générale, pas de blocage des routes et des voies de chemin de fer, pas de violences autres "qu’ordinaires" (et notamment pas contre les élus du Parti au pouvoir). Et, à chaque fois, les gouvernants enfonçaient de plus en plus la situation des salariés, retraités et chômeurs. D’où la surprise de ce mouvement spontané, intervenant hors des mots d’ordre des syndicats ou des partis, comme les Camisards cévenols, qui se révoltèrent sans recevoir de mot d’ordre de Genève, de La Haye ou de Heidelberg.

9. Les deux mouvements sont aussi des mouvements "campagnards" : ce ne sont pas des mouvements urbains (comme le 14 juillet 1789, le 10 août 1792 ou les Trois Glorieuses). Les Camisards se sont révoltés dans une région de moyenne montagne, pauvre, faiblement traversée par des routes. Les Gilets jaunes expriment la révolte de Français travaillant en ville mais obligés d’habiter à la campagne et forcés d’utiliser leur véhicule.

10. Les deux, enfin, attestent une grande opiniâtreté et une grande abnégation des protestataires. Les Camisards, peu ou mal armés, mais profitant d’une admirable connaissance du terrain, ont tenu tête 13 ans à des troupes supérieurement armées et rompues au combat. Les Gilets jaunes ont poursuivi leur mouvement jour et nuit, dans le froid, l’humidité, y compris le week-end, sacrifiant leur confort et leur vie de famille.

En conclusion, les Camisards, sans obtenir l’annulation de l’Edit de Fontainebleau (c’est-à-dire le retour à la tolérance) ont quand même obtenu un adoucissement de la persécution. Mais avant d’en arriver à l’Edit de Tolérance de Louis XVI, en 1787, il fallut encore vivre une longue époque de souffrances, notamment les 38 ans de prison de la protestante Marie Durand, à la tour de Constance, à Aigues-Mortes. Néanmoins, on peut assurer que ce fut l’admirable obstination des protestants qui, conjuguée à l’action d’autres protagonistes (la résistance des jansénistes, le travail de sape des encyclopédistes, des philosophes, des francs-maçons, des athées...) aboutit, finalement, au discrédit durable de L’Église catholique et au naufrage de l’Ancien Régime.

Le mouvement des Gilets jaunes sera-t-il lui aussi, un signe négociateur, un signe précurseur du naufrage de l’ultralibéralisme ?

Philippe ARNAUD

COMMENTAIRES  

14/01/2019 05:01 par BEYER Michel

Il me semble que l’auteur oublie la "Révolte des Bonnets rouges" de 1675 en Bretagne contre la fiscalité.

14/01/2019 09:41 par CAZA

De Louis XIV à Jupiter ou de la révocation à la Révolution
A la révocation de l’édit de Nantes 200 000 protestants quittent la France pour la Suisse, les pays du nord de l’Europe et les Amériques
L’appauvrissement de la France qui en résulte (ce sont les "élites" et les "nantis" qui s’exilent)sera une des cause de la Révolution dans laquelle les protestants prendront une part active,
Les descendants de ces exilés se rendent toujours au Musée du Désert à Mialet 30140
Pour les Pauvres qui ne peuvent partir c’est le dénigrement et le harcèlement par le pouvoir royal (Voir Voltaire et L’Affaire Calas)
Le bilan humain est terrible ;14000 morts Des villages incendiés par l" armée,Des populations déportés Pendaisons Buchers(oui comme au Moyen Age)
Souhaitons que la défaite de Jupiter n’ait pas un tel coût.

14/01/2019 11:34 par Laurent

Le Gard et la Lozère OK et que fais-tu du Vivarais (Ardèche actuelle) ; combien de morts, d’exilés, déportés sur les galères, de femmes emprisonnées 40 ans à la tour de constance (Marie Durand (du Bouchet de Pranles ardèche) : si le mot camisard est propre à la lozère et le gard, chez nous le sang coula à flot (Prise de Privas par LouisXIII) et depuis 1517 à la révolution.

14/01/2019 14:25 par Laurent

Ne pas occulter les canuts ......"nous sommes les canuts, nous sommes tout nus".......
Sans oublier, mais bien avant, la société prônée par les Cathares, instigateurs du ’liberté, égalité, fraternité" avant l’heure, "règle de justice et de vérité" aussi, peut-être précurseurs des protestants ?? et qui furent éliminés par l’église de Rome pour la domination religieuse (et non spirituelle) et financière avec la complicité du roi de France (en partie ce très Saint Louis) pour s’approprier le Languedoc qui était la société la plus évoluée en Europe de cette époque.Ils massacrèrent tous les Cathares et comme l’église dogmatiquement n’avait le droit de faire couler le sang (sacré) alors ils inventèrent les bûchers de l’inquisition...

14/01/2019 17:00 par Yannis

Merci de rappeler la belle participation des Protestants à la construction d’un État français moderne, républicain et laique par cette comparaison bienvenue avec le mouvement des Gilets jaunes, bien plus composite cependant. Les églises de France, catholiques ou protestantes (pour l’Islam, la représentation est plus problématique, et les autorités judaïques sont bien trop proches actuellement des intérêts politiques et stratégiques d’Israël) ne peuvent que se déconsidérer aujourd’hui en ne prenant pas la parole, comme enfin certains collectifs d’artistes et d’intellos, en mettant en garde le gouvernemenet de Macron dans sa dérive éthique et humaniste, en ne prenant pas parti pour plus de justice et moins de répressions-violences policières, comme elles ont su le faire dans certaines dictatures d’Amérique latine ou pays du bloc communiste en Europe.

19/01/2019 20:17 par alain harrison

En tout cas la FI semble avoir pris le choix des gilets jaunes et ne semble pas assayer de le récupérer, mais plutôt de le supporter.

Eux et nous
dimanche 13 janvier 2019

« « Ce samedi de mobilisation « Gilets Jaunes » a été un moment exceptionnel. Il y a eu plus de monde que jamais dans les rues. L’ampleur de cette vague a eu raison pour une bonne part de la violence qu’elle a rendu largement impossible à provoquer. Dans la capitale, l’encadrement du cortège de tête par un service d’ordre reconnaissable à ses foulards blancs a bien aidé. La présence des députés Insoumis au cœur de la nasse mise en place à l’Arc de Triomphe a évité un bouclage définitif. Il aurait mal tourné comme en décembre dernier. Les remerciements des organisateurs à ce sujet montrent que chacun est capable d’apprécier les attitudes utiles. Dans tout le pays, la tendance était à une très forte hausse, ville par ville.Dès lors, cette journée a mis un point final aux calculs du pouvoir qui comptait sur une rentrée à la baisse. » »...……….
………...
« « La capacité de mobiliser nos zones de sympathie se sont élargies à mesure que l’assaut contre les insoumis et les Gilets Jaunes est apparue comme une même offensive. » »
Le Blog de JLM
L’Ère du Peuple
https://melenchon.fr/2019/01/13/eux-et-nous/

On ne naît pas révolutionnaire, on le devient dans l’action…… ça vous dit quelque chose.
Les syndicats et la gauche attendent quoi, pour dire à leur membre………..C’est à eux de voir, pour la meilleure stratégie pour que le mouvement des gilets jaunes deviennent le mouvement du peuple en progression….
Vive Jaurès….Pour Jean jaurès….. Devoir de Philos.
Vive la Constituante (pour contrer le fumeux débat macroniste (un Macri dormant ?)
Vive le nouveau pacte social (faire évoluer les consciences à la lumière de la Connaissance non pervertie)
Vive le nouveau paradigme économique (pour mettre un terme à la financiarisation sauvage)
Il ya 4 sorties, la promouvoir, démontré que c’est en sortant que vous pourrez construire l’Europe des Peuples dans le respect.

20/01/2019 01:31 par alain harrison

« « le travail de sape des encyclopédistes, des philosophes, des francs-maçons, des athées...) aboutit, finalement, au discrédit durable de L’Église catholique et au naufrage de l’Ancien Régime. » »
Tien, Macron c’est justement re-couvert de l’église et de Vichy ?

(Commentaires désactivés)