RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Jules Durand : un martyr du syndicalisme ouvrier

Fabrice Drouelle a consacré récemment sur France Inter une heure à Jules Durand, héros malheureux du syndicalisme ouvrier dans son émission “ Affaires sensibles ”.

J’avoue que l’histoire dramatique de ce remarquable militant ouvrier m’avait complètement échappé. C’est à cela que peut servir la radio du service public : nous faire connaître ou nous remémorer l’essentiel.

Né le 6 septembre 1880 au Havre et mort à l’asile psychiatrique de Sotteville-lès-Rouen le 20 février 1926, le syndicaliste libertaire Jules Durand fut victime d’une terrible erreur judiciaire, au point qu’on a pu parler de l’« affaire Dreyfus du pauvre ».

Durand était le responsable du syndicat des charbonniers, c’est-à-dire des dockers qui chargeaient ou déchargeaient les sacs de charbon des cargos qui mouillaient au Havre. Une activité aussi importante que stratégique à l’époque. Il était également membre de la Ligue des Droits de l’Homme et militant antialcoolique, ce qui le rendait dangereux aux yeux de son employeur qui avait l’habitude de payer les dockers en jetons qu’ils devaient échanger auprès des tenanciers de cafés qui leur imposaient des consommations pour un minimum de 10 % avant de consentir à verser leur salaire.

En 1910, il anime une grève illimitée contre l’extension du machinisme. Il est alors accusé d’être le « responsable moral » (sic) de l’assassinat d’un chef d’équipe non gréviste. Durand est condamné à mort mais, suite à une importante mobilisation, il voit sa peine commuée en sept années de réclusion. Il est gracié partiellement et libéré en février 1911. La cour de cassation l’innocente en 1918. Brisé, il meurt en 1926 en hôpital psychiatrique.

À la mi-août 1910, le syndicat des ouvriers charbonniers du Havre lance une grève illimitée « contre l’extension du machinisme, contre la vie chère, pour une hausse des salaires et le paiement des heures supplémentaires ». Pour combattre ce mouvement de grève, les compagnies portuaires et maritimes havraises décident d’embaucher des hommes qu’elles paient trois fois plus cher que la normale.

Le 9 septembre 1910, trois ouvriers en grève et le contremaître non-gréviste (mais membre du syndicat) Louis Dongé en viennent aux mains. Dongé sort un révolver, les trois autres se précipitent sur lui, le frappent à coup de pied alors qu’il est à terre. Dongé meurt le lendemain. Les trois grévistes sont arrêtés.

Durand est appréhendé à son domicile le 11 septembre, ainsi que le secrétaire adjoint et le trésorier du syndicat. Ils sont inculpés d’« incitation et complicité de meurtre ». Durand est accusé d’avoir, lors d’un rassemblement syndical, émis l’idée que Dongé devait être supprimé. Il est inculpé pour complicité d’assassinat, guet-apens et crime avec préméditation.

Le procès s’ouvre le 10 novembre 1910 (deux mois après les faits présumés) à la cour d’assise de Rouen. Durand est défendu par le jeune avocat René Coty, futur dernier président de la Quatrième République. Durand est désigné par une dizaine de charbonniers non-grévistes comme le commanditaire de l’assassinat. Persuadé de l’innocence de Durand, le commissaire de police rédige un rapport à décharge.

Le 25 novembre, le jury acquitte le secrétaire adjoint et le trésorier du syndicat. Il condamne à des peines de prisons trois des quatre véritables coupables. Durand est condamné à mort pour avoir provoqué « par promesses, menaces, abus d’autorité et de pouvoir, machinations et artifices coupables. » Durand est pris d’une crise de nerfs et commence à perdre la raison. Ayant réalisé que la peine était disproportionnée, les jurés populaires signent un recours en grâce en sa faveur.

Dans les colonnes du journal L’Humanité, le député Jean Jaurès s’insurge contre une machination. De son côté, René Coty, affirme qu’il s’agit là « d’une nouvelle affaire Dreyfus » ! En effet, l’enquête a été dès le départ instrumentalisée à charge contre Durand. Les débats lors des audiences ont tourné à une parodie. En poussant la justice à envoyer un syndicaliste à l’échafaud, la Compagnie Générale Transatlantique, soutenue par la presse locale depuis le début de l’affaire, pense avoir brisé pour longtemps tout mouvement de grève.

René Coty déclare : « Durand est innocent. [...] Je veux montrer la nécessité d’une révision du procès. Quelques-unes des personnes que j’ai déjà vues paraissent n’avoir été frappées que par l’énormité de la peine. Ce n’est qu’un côté du verdict, et je veux faire partager la conviction que j’ai sur l’innocence de Durand. [...] Comment ne serait-on pas frappés des faits étrangers de ce procès ? Voici les frères Boyer. Sur eux pèse la même accusation. Contre eux, ce sont les mêmes témoins, les mêmes faits reprochés. Comme eux, Durand a été absent au moment de la rixe. Et cependant, les frères Boyer – je m’en félicite, est-il besoin de le dire – sont acquittés pendant que Durand est condamné à mort. Ce n’est pas tout, je n’ai pas réussi à faire entendre les témoins à décharge. [...] Non, il n’y a pas eu de crime syndical, et Durand n’a en rien poussé à la mort de Dongé. Son esprit de conciliation a été affirmé par tous ceux qui le connaissent. Et il y a une chose que je ne peux pas oublier, c’est l’innocence de Durand. »

Le 28 novembre, en soutien à Durand, une grève générale paralyse Le Havre. Anatole France – qui avait été le seul académicien français à soutenir Dreyfus – prend la défense du militant. La solidarité à l’égard de Durand s’étend en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Á l’instigation du député Paul Meunier, qui avait défendu les droits des soldats au combat et qui sera, toute sa vie, attaqué par l’extrême droite, 200 parlementaires signent une pétition en faveur d’une grâce présidentielle. Le 31 décembre, le président Fallières commue la peine de mort en sept ans de réclusion criminelle.

Durand est libéré en 1915. Le 15 juin 1918, il est définitivement reconnu innocent par un arrêt de la cour de cassation. Celle-ci atteste l’utilisation de faux témoignages. Cependant, aucune poursuite n’est engagée contre leurs auteurs.

Durand souffre malheureusement d’un délire de persécution. Il est interné dans un hôpital psychiatrique où il meurt le 20 février 1926 à l’âge de 45 ans.

Le dossier judiciaire de Jules Durand a disparu. Tout comme son dossier médical.

PS 1 : Très immodestement, j’en profite pour rappeler que j’avais été l’invité de Fabrice Drouelle en 2016 dans une émission consacrée à George Orwell.

PS 2 : L’équipe de l’émission de Fabrice Drouelle se présente désormais ainsi. Grotesque !

Christophe Barreyre Rédacteur(trice) en chef
Fabrice Laigle Réalisateur (trice)
Juliette Goux Réalisateur (trice)
Anaëlle Verzaux Reporter
Gaylord Van Wymeersch Reporter
Adrien Carat Attaché(e) de production
Jean Bulot Attaché(e) de production
Valérie Bour Attaché(e) de production
Simon Maisonobe Attaché(e) de production
Murielle Perez Programmateur (trice) musical (e)
Fabrice Drouelle Producteur (trice)

URL de cet article 36886
  

Même Auteur
Contre-discours de mai de François Cusset
Bernard GENSANE
François Cusset. Contre-discours de mai. Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers. Actes Sud, 2008. Bizarrement, on a très peu célébré le cinquantenaire de Mai 58, la chute de la Quatrième République, le coup d’État feutré de De Gaulle, l’instauration d’une nouvelle République, donc d’un nouveau partage institutionnel du pouvoir, avec un renforcement du rôle de l’État, de sa prééminence, tout ce que les " gaullistes " libéraux d’aujourd’hui vomissent. J’ai lu peu (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

« Le Prix Nobel de la Paix, la journaliste Maria Ressa, a déclaré que ce que faisaient Julian Assange et Wikileaks n’était pas du vrai journalisme. Ce qui me fait dire que le Prix Nobel est à la paix et au journalisme ce que le Concours de l’Eurovision est à la musique. »

Viktor Dedaj

"Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux" (Republik)
Une allégation de viol inventée et des preuves fabriquées en Suède, la pression du Royaume-Uni pour ne pas abandonner l’affaire, un juge partial, la détention dans une prison de sécurité maximale, la torture psychologique - et bientôt l’extradition vers les États-Unis, où il pourrait être condamné à 175 ans de prison pour avoir dénoncé des crimes de guerre. Pour la première fois, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, parle en détail des conclusions explosives de son enquête sur (...)
11 
Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide.
Didier Lombard, ex-PDG de FT, a été mis en examen pour harcèlement moral dans l’enquête sur la vague de suicides dans son entreprise. C’est le moment de republier sur le sujet un article du Grand Soir datant de 2009 et toujours d’actualité. Les suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies. Dans les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. (...)
69 
La crise européenne et l’Empire du Capital : leçons à partir de l’expérience latinoaméricaine
Je vous transmets le bonjour très affectueux de plus de 15 millions d’Équatoriennes et d’Équatoriens et une accolade aussi chaleureuse que la lumière du soleil équinoxial dont les rayons nous inondent là où nous vivons, à la Moitié du monde. Nos liens avec la France sont historiques et étroits : depuis les grandes idées libertaires qui se sont propagées à travers le monde portant en elles des fruits décisifs, jusqu’aux accords signés aujourd’hui par le Gouvernement de la Révolution Citoyenne d’Équateur (...)
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.