L’addition

« Dépêché à Caracas pour cause de campagne présidentielle en France ? » s’écria le vieux Petkoff, amusé du paradoxe qui ramenait son vieil ami « le doctor Paulo » sous les lambris viscontiens du Four Seasons. Le cinéphile devenu journaliste s’efforça de rire, fermant un œil complice pour l’abrazo. Au fond de lui-même il était d’une humeur massacrante. Certes, le laptop posée sur le couvre-lit moiré l’avait rasséréné. Paris publiait in extenso son article sur les morts au Venezuela et sur la marche de la droite jusqu’à la Conférence épiscopale, la « marche du silence en mémoire des tombés », un titre qui serait aussitôt copié/collé à l’infini sur une myriade de sites et de tweets. Et le président de Voluntad Popular lui avait répété que des médias comme le sien revêtait un rôle muy, muy importante, si si hermano, dans l’offensive finale contre le « régime ».

Mais au-delà des abrazos effusifs, Paulo Paranagua [correspondant du Monde pour l’Amérique latine - NdR] le sentait, quelque chose n’allait pas. Au déjeuner il avait failli prétexter un appel urgent tant l’irritaient les litanies de Maria Candela, coprésidente de l’ONG des droits humains Libertad Segura. « Chaque matin je me réveille avec le même pays que la veille et un terrain de golf qui brûle mais Maduro est toujours là il voudrait démissionner mais ce sont les autres chavistes qui ne le laissent pas faire et je ne comprends pas puisque les sous-marins nord-américains sont partis il y a deux jours de Panama pourquoi rien ne bouge nous n’avons personne de sérieux dans nos rangs et figurez-vous qu’hier des jeunes d’un barrage ont stoppé ma voiture et m’ont obligée à baisser la fenêtre j’ai dû leur montrer mon masque d’anonymous je leur ai dit moi aussi je viens d’Altamira moi aussi je travaille, on est du même bord vous savez ? j’ai dû leur filer une bouteille de rhum pour qu’il me laissent passer… ces malandros (voyous) ». Le soir il interrogea des amis de Primero Justicia sur ces militants d’extrême droite qui agressaient jusqu’aux médias amis comme Globovision, Venevision ou Televen (1), mais la réponse l’avait frustré : « unos loquitos » (des fous).

Le 19 avril, alors que tous lui promettaient la fin du régime avec le même fébrilité que l’an passé à Marie Delcas volant pour l’occasion de Bogota à Caracas, le froid nocturne de l’échec avait dégrisé les militants qui avaient inondé Twitter de leur rage contre le président de l’Assemblée Nationale&nbsp ;– revenu très souriant de Washington. «  Alors Julio, ta promesse de faire tomber Maduro, tu l’as oubliée  ? ». Même la pluie avait trahi en faveur des chavistes en éteignant un à un les incendies allumés dans les villes principales du pays. Des dirigeants de la droite lui avaient avoué – off the record Paulo, off the record ! – leur lassitude face à une extrême droite qui jouait en solitaire, les remplaçait dans les réunions à l’ « ambassade » et qui le 20 avril, avait payé la pègre d’El Valle pour mettre à sac des commerces. L’affaire avait mal tourné, avec onze personnes électrocutées en pillant une boulangerie. Mais « le doctor Paulo » avait promis de s’en tenir a la règle établie : tout mort est un mort du régime. Et nul besoin de s’étendre sur l’assaut nocturne, mené trois heures durant, contre une maternité de Caracas. A ces heures aucun taxi ne se serait risqué à sortir de l’Est cossu de la capitale pour qu’il aille interviewer les mères des barrios évacuées de justesse, leurs bébés dans les bras (2). Quant à la critique de l’UNICEF sur ceux qui détruisaient des centres de santé et des écoles (3), elle restait trop générale pour qu’à l’extérieur on en saisisse la couleur.

Ce soir il se sentait fatigué. Comment expliquer à Petkoff qui le relançait sur son répondeur, qu’une interview de lui dans le Monde l’obligerait a démentir un article antérieur où il annonçait la fermeture par « le régime » de son journal, le dernier titre indépendant du Venezuela ? Alors que chaque matin une édition toute fraîche de Tal Cual le narguait au kiosque du bar ?

Avant de se coucher il écouta encore à la télévision le dirigeant de la droite Henry Ramos Allup déclarer que la marche en l’honneur des morts valait aussi pour les « víctimas potenciales y eventuales » des jours prochains (4). Il avait fait ses calculs. En comptabilisant tous ces morts on arrivait au chiffre de vingt et dès lundi, les violences reprendraient. Tenir, tenir jusqu’au dimanche soir murmura-t-il en français en glissant un pourboire dans la main du serveur à la bouteille de Westland qui feignait de relire l’addition.

Thierry Deronne,
Venezuela, avril 2017

 https://venezuelainfos.wordpress.com/2017/04/23/laddition/

COMMENTAIRES  

25/04/2017 08:14 par BQ

Merci à TD et au serveur donc ☺ Ne vous lassez pas, la guerre médiatique fait rage, nous devons absolument informer sur les faits ! La dernière fois, je me disais à quoi ressembleraient les unes du Monde si les mêmes événements se déroulaient au Venezuela, exemples : "Le régime de Hollande tue l’opposant écologiste Rémi Fraisse", "Le capitaliste Hollande au plus bas historique de la popularité d’un président", "ALERTE : Via un article inique 49.3, Hollande s’approprie les pouvoirs du parlement, l’opposition crie à la ’dictature’", "Des marches pacifiques antifascistes réprimées par les policiers du régime", "Fraude massive à Strasbourg, 15000 électeurs radiés des listes", "La candidate du centre-droit Marine Le Pen invite au rassemblement pacifique", "Le régime francais sous Hollande le plus violateur des droits humains après la Turquie selon la CEDH", "Les ONG dénoncent l’abandon social du régime francais : mal-logement, morts dans les rues, queues à Pole Emploi, précarité énergétique..." (et je précise que ces événements n’ont pas lieu ou sont discutables si l’on transpose au Venezuela), . Voilà on pourrait continuer sur des choses immensément plus graves et constitutives de crimes contre l’humanité, de guerre, d’agression etc pour la France mais bon quand la disponibilité du dentifrice de marque Colgate est plus importante que des bombardements de civils...

25/04/2017 18:20 par schlumpf

Les manifestations pro-gouvernementales et les discours de N. Maduro ne sont mème pas mentionnées dans la presse occidentale mainstream.
Le fait d’appeler à manifester tous les jours fait penser au processus de "soulèvement" contre Aristide en Haïti ou finalement, les USA sont intervenus militairement et installé un type à eux, en retraite à Miami, Aristide se retrouvant à "démissionner" en pleine nuit et jeté manu militari dans un hélico des marines en partance pour la République Dominicaine.
Le processus type des révolutions orange.
Maintenant, je vois mal une intervention US au Vénézuéla vue l’étendue du pays, l’opposition de sa population et de celles des autres pays d’Amérique Latine, la puissance de son armée...sauf une guerre contre le pays suivi d’une terrible répression et l’installation d’une dictature à la Pinochet, j’hésiterais si je m’appelais Trump...

PS : Je signale que je ne suis en aucun cas un partisan du président Aristide qui a introduit l’ultralibéralisme "comme promis" à Washington...avec comme conséquence la désertification du pays tant au plan agricole qu’industriel...

25/04/2017 18:24 par Vania

J’ai vu un programme très intéressant "La hojilla"(en espagnol) qui montre la violence extrême de la droite au Venezuela et ses conséquences sur le psychisme de leurs propres militants de droite. Il explique comment la droite ne possédant pas pas un projet qu’ils puissent mettre de l’avant de façon rationnelle (difficile de vendre l’austérité,l’exclusion, les privilèges pour la classe dominante etc) ils ont choisi la guerre sale, le dénigrement, la haine,les mensonges et le "psycho-terrorisme médiatique". Exemple : Ils ont pris un pauvre homme qui était dans une moto et par le simple fait d’avoir un tee-shirt avec la figure de Chavez, ils l’ont lynché,en lui brûlant la moto. La détestation inoculée par la droite contre les chavistes est quasi-animale dans ce pays.
Également très intéressant "la politica en el divan " (en espagnol aussi) avec J. Rodriguez, maire de Caracas et psychiatre de profession
https://www.youtube.com/watch?v=duh3fEG1aiY
https://www.youtube.com/watch?v=ANAeGoNNhoQ

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