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L’insoutenable paradoxe démocratique

L’incompréhensible n’est pas tant de voir s’offusquer, sous d’autres cieux, ceux qui ne comprennent ni n’acceptent que l’on puisse concilier, chez eux, idéologie laïque et exigences religieuses que de voir se propager dans les sociétés musulmanes des modèles d’analyse élaborés ailleurs et qui, depuis la tragédie algérienne, font école et font aussi des émules.

Selon le point de vue que l’on adopte, le modèle peut être énoncé à partir de l’un des deux postulats suivants : récuser le choix populaire par la violence et la répression engendre inéluctablement la guerre civile et susciter des peurs réelles ou feintes sur un futur dont on ne devine pas nécessairement les contours et que l’on considère comme dangereux peut-il justifier que l’arbitraire soit commis. Et il s’agit le plus souvent d’exiger dans une première étape que l’alternance au pouvoir, aboutissement d’un processus révolutionnaire, transitoire ou autre, se fasse par l’expression démocratique du suffrage universel et de le rejeter dans une seconde étape lorsque les résultats obtenus ne sont pas ceux attendus. Les vaincus se proclament alors victimes et les vainqueurs sont contestés. La légitimité des pouvoirs égyptien et tunisien que nul ne peut contester est ainsi subitement remise en cause par ceux qui ont la naïveté de croire qu’une révolution peut se faire et s’accomplir grâce ou à cause des réseaux sociaux ou par des personnes assises devant leur écran d’ordinateur. Mais les faits deviennent têtus lorsqu’ils sont récurrents et, comme en sciences expérimentales, un processus n’est validé que par l’apprentissage et l’observation attentive des phénomènes redondants. Pour étayer notre propos, retenons l’anecdote relatée par Bruno Etienne comme entame à cet insoutenable paradoxe démocratique. Au cours d’une émission télévisée, ce vénérable professeur relata comment l’une de ses étudiantes, brillante doctorante, lui annonça à l’issue de sa soutenance de thèse que, dès son retour en Algérie, elle choisira d’élever son enfant et de ne pas travailler, son époux pouvant aisément subvenir aux besoins du foyer familial. Et face à l’étonnement de celui-ci, elle lui demanda comment peut-on encore affirmer en Occident que le travail peut en même aliéner l’homme et libérer la femme. Cette anecdote fut révélée par Bruno Etienne non pas pour plaider pour un quelconque statut de la femme au foyer mais pour expliquer que les choses ne sont pas toujours aussi simples qu’on pourrait le croire et que chaque société génère elle-même les propres ressorts nécessaires à son équilibre et ce, grâce à des mécanismes culturels, sociologiques et religieux qui sont les siens. Et que la liberté ne consiste en définitive qu’à respecter le choix de chacun et qu’il n’y a de place, en guise de coexistence pacifique, qu’au respect mutuel. Et cette quête de la liberté et du respect mutuel a engendré toutes les séquences de l’histoire humaine.

Hiver 1916.

Le froid était particulièrement rude cette année-là, surtout pour les plus humbles et les plus démunis. La situation sociale de larges franges de la population devenait insoutenable. La révolution bolchévique qui voulait libérer l’homme, l’épanouir, l’affranchir de toutes les servitudes et consacrer la seule dictature qui vaille, celle des prolétaires et des paysans, fut dévoyée. Cette ambition au service de l’humanité aboutit bien plus tard à la confiscation de toutes les libertés, érigea le culte de la personnalité en dogme et enfanta finalement le Goulag. Elle se nourrit des perversions de la révolution industrielle et du capitalisme. Ce dernier ne fit pas mieux. Il exacerba la contestation sociale, institua les conflits d’intérêt et de classes et asservit des peuples entiers qu’il colonisa. Les pires sévices infligés à l’humanité furent souvent, après ceux du nazisme, ceux des différentes polices politiques qui essaimèrent à travers le monde et qui constituèrent les machines à broyer de régimes totalitaires dont certains affirmèrent même et souvent défendre les plus pauvres. Le bonheur promis ne se réalisa pas et les églises célébrèrent de nouveau leur culte et accueillirent dans la clandestinité leurs fidèles. L’aspiration à la liberté déferla de nouveau en Europe et renversa toutes les citadelles de la peur et de l’enfermement. Le capitalisme constitua aussi la clé de voûte sans laquelle les pires dictatures ne purent être construites ni les sanglantes guerres menées. D’autres courants politiques essayent depuis et sans succès d’émerger en Europe et aux Etats-Unis mais sont toujours laminés ou contenus par l’hégémonie de ces deux courants politiques dominants. Au confluent du désordre intellectuel induit dans notre mémoire collective par les soubresauts de l’histoire humaine, notamment dans son segment contemporain, et de notre itinéraire postcolonial, de fortes turbulences, dont nous ne sommes pas encore sorties, sont à relever. Ainsi et nous concernant, sur le plan économique par exemple, au système autogestionnaire des premières années de l’indépendance s’est greffé celui du socialisme qui, malgré sa générosité, fit le lit de la corruption et de la bureaucratie qui jusqu’à ce jour font bon ménage et dont l’inextricable interférence nous enchaîne toujours et nous bride. Puis nous connûmes la fausse ouverture libérale qui, comme dans tous les pays tenus d’une main de fer, permit l’émergence d’une bourgeoise étatique, d’essence éminemment spéculative et dont les fortunes colossales ont été souvent amassées grâce à un système économique volontairement maintenu à l’état d’hybride et qui, après avoir broyé les classes populaires, a laminé les classes moyennes, socle indispensable sans lequel aucune transition économique ne peut être bâtie ni ne peut atteindre les objectifs de développement qu’elle se fixe. Et lorsque vinrent enfin s’ajouter les dérives de ce qui était censé incarner les lignes infranchissables, les ingrédients de la déflagration sociale ont alors été réunis et toutes les dérives dangereuses, voire insurrectionnelle et de désobéissance civile, sont devenues possibles. Entre le refus d’un socialisme qui a travesti les sociétés musulmanes et engendré les pires régimes totalitaires et un capitalisme qui n’a fait que reproduire les mêmes aliénations, notamment en exaltant jusqu’à son paroxysme le mythe de la réussite individuelle, les sociétés musulmanes se sont non par recroquevillées sur elles-mêmes comme le prétendent les adeptes inconscients de l’offrande du don du sacrifice de soi, mais protégées dans ce qui constitue le dernier rempart contre l’anéantissement, leur culture et les enseignements de leur religion pour espérer se réapproprier les outils et les vertus d’une renaissance possible à l’abri des deux principaux courants politiques et idéologiques qui continuent de dominer le monde. Les bouleversements en cours dans le monde musulman, notamment depuis le début du siècle dernier, n’ont pas encore révélé toute leur amplitude ni atteint leur aboutissement. Et les courants politiques d’inspiration religieuse qui traversent ces sociétés, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, arrivent à maturation. La victoire des islamistes en Egypte et en Tunisie et peut-être plus tard dans d’autres pays n’est pas le fruit du hasard et ne constitue pas un phénomène transitoire mais semble s’inscrire dans la durée. Le projet politique d’inspiration religieuse qui est en cours de maturation profonde intègre et analyse les exigences et les perversions de l’expérience humaine et développe et affine ses volets économique, social, culturel... Les événements que traversent l’Egypte et la Tunisie, malgré les séquences douloureuses qui viennent de s’y produire, ne signifient pas l’échec des révolutions qui y ont eu lieu. Et l’ancrage du projet de changement dans ces sociétés est bien plus tenace et plus fort qu’on pourrait le croire. Les régimes tunisien et égyptien ont vacillé puis sont tombés que grâce à un séisme dont l’épicentre politique est au cœur des bouleversements profonds qui traversent les sociétés musulmanes, malmenées par les effets conjugués des séquelles de la colonisation, des influences occidentales qui les empêchent d’exister en tant que telles et des traumatismes induits par les systèmes politiques qui les ont dirigés ou qu’ils les dirigent encore. Le monde musulman, bien que potentiellement riche, souffre aussi et surtout de difficultés économiques. El les révolutions peuvent être freinées, mais pas vaincues, par l’absence de deux facteurs déterminants. La prospérité économique et la paix sociale. Sans justice, l’une ne peut exister sans l’autre. Les processus révolutionnaires en cours qui se nourrissent de l’absence de ces deux conditions s’essoufflent souvent, mais n’en meurent pas, de ne pouvoir les rétablir et les restaurer rapidement. Pour paraphraser un spécialiste de prospective (1) à propos de l’économie mondiale, les sociétés musulmanes sont aussi comme une forêt mal entretenue : les arbres morts et les branches pourries empêchent les jeunes pousses de se développer. La brèche ouverte par l’existence de cet obstacle, momentanément difficilement franchissable, dressé devant les processus de changement actuels dans le monde musulman permet aux tenants de l’ingérence et du démembrement de s’engouffrer et de claironner, à qui veut bien les entendre, qu’aucun changement ne peut se faire sans eux ni contre eux.

Salim METREF

(1) Expression de Marc Halévy Van Keumeulen

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