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Le capitaine du Costa Concordia, un Lord Jim post-moderne

On sent bien que le naufrage du Costa Concordia, 100 ans après le Titanic, est plus qu’un fait divers. Philippe Arnaud y voit la métaphore du naufrage de l’économie capitaliste. Mais il y a une autre coïncidence : la réalité semble répéter la fiction, celle du plus célèbre roman de J. Conrad, Lord Jim, paru en 1900 ; mais le caractère des "héros" des deux naufrages est bien différent.

Dans Lord Jim, le Patna, raffiot rouillé transportant 800 pèlerins asiatiques vers La Mecque, heurte une épave, et une voie d’eau se déclare, alors qu’une tempête se prépare. Persuadé qu’il va couler d’un moment à l’autre, le capitaine, sans donner l’alarme, sans essayer d’évacuer les passagers, s’enfuit dans un canot, dans lequel saute aussi, pris de panique, le second, Jim : pour cette seconde de lâcheté, Jim expiera toute sa (courte) vie, jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de se sacrifier pour la tribu dont il est devenu le chef.

Cette histoire est l’occasion, pour le narrateur, Marlow (qui est aussi celui de Au Coeur des ténèbres), de guetter, chez Jim, cette part ténébreuse qui, d’ordinaire, est refoulée par la vie en société, la peur du gendarme et du qu’en dira-t-on , mais qui émerge parfois, à la faveur de circonstances exceptionnelles. En effet, outre la lâcheté, il y a dans le cas de Jim, quelque chose de diabolique : après sa désertion, son seul espoir (plus ou moins inconscient), c’est que tous les pèlerins soient morts, justifiant ainsi sa conduite (il n’y avait vraiment rien à faire) ; et la catastrophe, pour lui, c’est que le naufrage n’a pas eu lieu et que tous les passagers sont sains et saufs, mettant ainsi en évidence la lâcheté et l’incurie des officiers blancs. La conscience de son déshonneur ne cessera plus dès lors de le torturer.

Rien de tel dans l’affaire du Costa Concordia : le capitaine Francesco Schettino n’a rien de ténébreux : ce latin lover enveloppé serait plutôt un bon vivant, hâbleur et dragueur (peut-être n’a-t-il voulu qu’épater une jeune blonde moldave qui l’accompagnait). Et, apparemment, il quitte le navire en sachant très bien que nombre de croisiéristes vont survivre à la catastrophe ; il a même l’air étonné lorsque le garde-côtes lui apprend qu’il y a des morts. Il réussirait même, s’il n’y avait les 11 morts, à transformer l’affaire en gag, lorsqu’il refuse d’obéir au garde-côtes qui lui ordonne de remonter sur son navire (qu’irait-il faire sur cette galère !) : il semble que, tout simplement, ça l’"emmerdait" de revenir à bord, alors qu’il était tellement plus confortable de regarder la scène depuis la terre ferme (Dulce, mari magno...).

Aucune pensée diabolique, donc, chez F. Schettino, mais plutôt une irresponsabilité "juvénile" (chez ce quinquagénaire), celle que propage notre société en prônant un hédonisme ludique et égoïste, avec pour seuls slogans "Eclatez-vous", "parce que je le vaux bien". Comment espérer que les cadres formés dans cette ambiance pensent à sacrifier leur intérêt individuel et leur confort à l’intérêt d’autrui ?

Pourtant, chaque fois que les choses tournent mal, notre société compte sur tel ou tel groupe de citoyens (lors de la grande tempête de 2000, on a fait l’éloge hypocrite du dévouement des agents d’EDF, en pleine politique de privatisation), pour sauver la situation en déployant justement les vertus que la société libérale s’acharne à détruire. Cornélius Castoriadis (cité par J.C. Michéa) remarque que cette société ne peut fonctionner que grâce à la persistance de types humains formés par l’ancienne société fondée sur la morale : instituteurs dévoués à leurs élèves, fonctionnaires croyant à l’éthique du service public, ouvriers guidés par l’amour de la "belle ouvrage"" ...Cette fois encore, ce type d’homme archaïque s’est manifesté : la presse italienne met en avant le comportement civique du garde-côtes Di Falco , indigné par la conduite irresponsable du capitaine adepte du cocooning.

Mais cet hommage du vice (l’égoïsme libéral) à la vertu (sens du devoir et de l’intérêt général) ne débouche sur aucune mise en cause des fondements suicidaires de l’idéologie actuelle. F. Schettino a été reçu chez lui en héros, sans doute dans un élan de stupide chauvinisme sportif, et si, contrairement à Lord Jim, il n’abrite aucunes ténèbres en lui, il ne manifeste pas non plus de mauvaise conscience ni d’aspiration à l’héroïsme : il ne faut pas trop s’attendre à ce qu’il s’engage désormais sur le chemin de l’expiation et de la rédemption.

Rosa Llorens

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Roger Faligot. La rose et l’edelweiss. Ces ados qui combattaient le nazisme, 1933-1945. Paris : La Découverte, 2009.
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