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Le discours de Grenoble : un coup politique audacieux ou l’avènement d’une idéologie «  vichyste » ?

Le débat suscité par le discours du 28 juillet prononcé à Grenoble par le président de la République montre qu’il y a divergence d’interprétation sur les réelles intentions de M. Sarkozy : pour les uns, ce dernier tente de faire diversion face au décrochage évident de l’opinion publique à son égard ; pour les autres - beaucoup plus rares - commence à poindre un doute sur l’éventualité d’un fondement idéologique de nature anti-républicain à sa démarche.

Bien sûr, les résultats des politiques menées sous son autorité sont catastrophiques et apparaissent pour tels chaque jour un peu plus : une politique économique inefficace voire contreproductive ; le chômage et la précarisation en progression structurelle ; des révisions à la baisse du système de protection sociale accompagnées d’un encouragement massif à l’enrichissement des plus favorisés ; un message de moralité publique pour une « République irréprochable » et une incroyable couverture d’affaires impliquant des personnalités éminentes investies de responsabilités publiques majeures ; une politique étrangère inexistante, se résumant à quelques coups publicitaires de nature humanitaire ; …

La liste est longue de la médiocrité de l’inspiration du pouvoir sarkoziste et la vacuité, voire la nocivité, de ses actions. Et, une fois le clinquant et la superbe de ce président « encore jeune et parlant vrai » éclipsés, la réalité apparaît pour ce qu’elle est et suscite un profond rejet dans de très larges secteurs de l’opinion publique. On peut même considérer que ce pouvoir est, en cette rentrée, en lambeaux et qu’il a perdu la main pour son renouvellement en 2012. Que de carrières personnelles, que de projets d’enrichissement facile pour des intérêts privés, que d’enjeux de maîtrise du rôle de la France en Europe et dans le monde,… sont ainsi remis en cause dans les schémas tout tracés des amis du président ! La panique n’est pas encore là … mais le doute commence sûrement à s’insinuer dans les rangs…
On peut alors penser, de bonne foi, que le président de la République a, par son discours de Grenoble, décidé de tenter une opération de reconquête de l’opinion - aussi audacieuse que son succès est improbable - en revenant sur un sujet très sérieux dont il est sûr qu’il touchera la corde sensible de nos concitoyens : la sécurité.

Sujet très sérieux en effet. L’insécurité est une réalité indiscutable et largement prégnante dans de nombreuses villes du pays. Elle est même souvent devenue une préoccupation quotidienne dans beaucoup de quartiers. Le sentiment d’impunité pour les délinquants, de dommages non réparés pour les victimes, de laisser aller en matière de prévention de la délinquance, de renoncement à intervenir de la Police nationale, de l’inefficacité du système judiciaire, etc… atteint des sommets dans les quartiers sensibles où se concentrent les familles modestes et en précarité. Cette réalité là est indiscutable et la demande d’une action publique vigoureuse pour rétablir des conditions de tranquillité publique normales est devenue puissante et permanente.

Tous les observateurs s’accordent sur l’inefficacité profonde des mesures successives visant à combattre l’insécurité prises - sur un ton toujours plus martial et tonitruant - par M. Sarkozy. Un homme d’Etat aurait dû en tirer les conclusions et demander au Gouvernement et au Parlement de se pencher sur la constitution d’un nouveau grand service public de sécurité dont notre pays a grandement besoin. Les Français et l’immense majorité des élus locaux attendent cela avec impatience.

Mais le président de la République ne propose pas cette voie. Au lieu d’accepter de remettre en cause ses choix de réduction des effectifs de Police nationale (indiscutables, n’en déplaise à M. le Ministre de l’Intérieur), de stratégie territoriale d’intervention aberrante, de maintien à un faible niveau les moyens de la Justice et de la prévention de la délinquance,… M. Sarkozy préfère asséner que ce n’est pas sa politique qui est inefficace mais que c’est la population à laquelle elle s’adresse qui la rend inopérante du fait qu’elle n’est pas intégrée à la République française ! Avec un tel « raisonnement » qu’envieraient bien des sophistes, nous ne sommes pas loin du schéma de pensée dénoncé par le dramaturge Bertholt Brecht qui synthétisait la politique des dirigeants voyous et crapuleux de l’ex-Allemagne de l’Est dans la phrase suivante : « la population ne soutient pas le gouvernement ? changeons la population ! ». Quoi de plus opposé aux principes de la démocratie que nous défendons ?

Mais l’habileté de M. Sarkozy - dont on peut lui reconnaître qu’il n’en manque certes pas - est de cibler une partie de la population et non la population dans son ensemble. A défaut de nous opposer que les Français ne méritent pas sa présidence, il réduit son offensive à ces « Français issus de l’immigration » qui, potentiellement et objectivement selon lui, ont des prédispositions à la délinquance. Et il précise son raisonnement en identifiant clairement ces « sous Français » : ceux issus de l’immigration depuis 50 ans et en échec d’intégration. Mais, pour ne pas laisser de doute sur l’ampleur du problème posé, il ne dit pas que cela concerne quelques individus ou groupes d’individus qui, dans tous les cas sont des minorités délinquantes, bien organisées, déterminées, sans principes et qu’il faut combattre avec efficacité et sans faiblesse. Il tient au contraire à invoquer le constat d’un soi-disant échec patent de l’intégration de cette immigration dans les valeurs de la République française.

Il est important à cette étape de souligner la nature globalisante et pourtant empirique des propos du président de la République. C’est par cette construction théorique ne reposant sur rien de rationnel que M. Sarkozy détermine la cause de l’échec de tous les efforts en vue de rétablir la sécurité dans le pays. En clair, les Français issus d’une certaine immigration représentent un défi à la République car, pour une partie d’entre elle bien définie par le président, elle est en échec d’intégration.

Rien de rationnel en effet dans ce discours dont « l’évidence » ne tient pas cinq minutes à l’examen objectif de la réalité. En effet, la France est un pays dont la machine à intégration fonctionne massivement et efficacement. J’en sais quelque chose, de par mon parcours personnel mais aussi celui de très nombreux habitants des quartiers populaires de Saint-Denis où je vis depuis 50 ans ! Que l’ascenseur social soit en panne ou connaisse des ratés très sérieux, c’est évident. Mais ce qui est en cause alors c’est l’insertion sociale… pas l’intégration dans les valeurs de la République ! Que l’enfermement dans le ghetto de la pauvreté - tant socialement que géographiquement - génère de la rancoeur, de la colère, de la révolte chez beaucoup de jeunes qui se sentent exclus d’une société qui pourtant leur promet et garantit l’égalité des chances, c’est évident… Mais cela produit chez beaucoup plus encore d’entre eux, résignation, désespoir, voire suicides. En tout cas, beaucoup trop de vies gâchées pour des citoyens qui sont Français et qui revendiquent leur volonté d’être des Français à part entière.

Naturellement, M. Sarkozy ne peut entendre ce raisonnement qui approfondirait le caractère gravement attentatoire à l’unité de la société de ses politiques sociales. Il ne peut développer qu’un discours qui biaise la vraie problématique pour l’orienter sur la question nationale. Mais, bien sûr, surgit la question que tout le monde se pose désormais : « c’est quoi être Français de souche » ? Combien de fois ne l’avons-nous pas prononcée, nous tous, cette phrase depuis le discours de Grenoble du chef de l’Etat ?
Impossible de répondre sur le mode positif, c’est sûr, car il faudrait alors rentrer dans un modèle policier de fichier établissant des généalogies. Il faut donc se cantonner à des définitions en négatif. Il faut justifier la sélection par un propos global (immigration depuis 50 ans et en échec d’intégration) mais qui nécessite de trouver un critère « objectif » accepté par le plus grand nombre. Mais qu’est-ce que cela peut bien être ?

Un tour d’horizon rapide permet d’identifier le « gène idéologique manquant » qui donne une lisibilité à la mutation du pouvoir sarkoziste. Je veux parler du message de plus en plus ostensiblement développé depuis quelques années par de supposés grands intellectuels sur ces minorités issues de l’immigration qui ne seraient "pas intégrables à la République" parce qu’elles porteraient en elles des valeurs incompatibles avec la laïcité et notre mode de vie. Pour ces autoproclamés défenseurs des valeurs de la République, il y a danger dans les banlieues car toute cette jeunesse « inintégrable » formerait l’armée de réserve des futurs bataillons manipulés par des forces obscures, souvent désignées comme « islamistes » qui, n’en doutons pas, partiront un jour à l’assaut de notre République !

On peut hausser les épaules face à des propos de guerriers des meilleurs salons parisiens. Chaque époque a connu ses charlatans arrivant à faire illusion auprès d’élites déboussolées. Mais, il est nécessaire de veiller à ce que les constructions pseudo intellectuelles ne conduisent pas à des extrémités. Il arrive que des responsables politiques importants en soient victimes : j’ai personnellement entendu un président de Conseil régional exprimer avec une grande émotion son horreur de constater que la République nourrissait avec générosité en son sein des monstres… alors que l’événement ayant choqué les consciences et libéré ses propos n’était qu’une fausse agression dans le RER d’une voyageuse mentalement dérangée ! Sauf que les mots avaient été prononcés, révélant l’ampleur de la pénétration parmi nos élites d’un discours porteur d’exclusion envers toute une partie de la population désignée d’emblée comme « inintégrable ».

Les Roms sont aujourd’hui les premiers à trinquer : ils sont une proie facile car leur situation est d’une précarité sociale insoutenable les rendant très vulnérables et leur présence dérange souvent le voisinage immédiat. Le pouvoir peut mener à leur égard une démonstration de force à peu de frais et, croit-il, de grande rentabilité en popularité. Mais dans leur cas, rien de définitif n’est commis : cette population est européenne et intégrable (Union européenne oblige). Par contre - et telle est l’intention fondamentale du discours de Grenoble et de la pratique qui en découle - restera l’idée qu’une catégorie de la population qui sera cataloguée comme « inintégrable » pourra désormais être l’objet d’un vaste plan d’exclusion de la nation française, en commençant par la déchéance de la nationalité française.

Le discours de Grenoble n’est pas issu des circonstances (le désenchantement de l’opinion envers le président). Ces dernières sont simplement l’occasion de dévoiler un « projet politique » qui est au coeur d’un processus de pensée de certaines élites du pays. Il a vocation à dépasser l’état de crise profond dans lequel s’enfonce la société française (voir les analyses et commentaires du Médiateur de la République dans son dernier rapport sur l’état du pays) et à faire entériner le nouveau deal imposé par les tenants de la mondialisation économique mise en oeuvre par les puissances financières.

Mais on ne mobilise pas une société en la divisant par désignation, en son sein, d’un groupe ennemi qui n’a de tort que son identité d’origine. On déclenche ainsi des forces de haine qui peuvent ne plus être maîtrisées. La porte est alors ouverte à un processus qui n’est foncièrement pas si différent de celui qui a mené, dans les années 30, à l’exclusion des citoyens allemands de confession israélite de la société allemande, avec une « évidence » acceptée par le plus grand nombre et qui, de proche en proche, devait mener à un gigantesque crime contre l’Humanité et à un désastre de la civilisation.

Le pire n’est jamais sûr et l’histoire ne se répète pas. Mais il est de la responsabilité des contemporains de se prémunir contre toute opportunité donnée à l’extrémisme de progresser dans la conscience des hommes. En l’occurrence, revenons-en à la recommandation de Machiavel : « Il faut souvent ramener une Nation à ses principes ».

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