A l’occasion de cette pandémie, nous sommes tous ytcités comme des enfants, selon Serge Halimi : « Une fois encore leur monde est par terre. Et ce n’est pas nous qui l’avons cassé. On évoque en ce moment le programme économique et social du Conseil national de la Résistance ; la conquête des droits syndicaux et les grands travaux du New Deal. Mais bien des maquisards français avaient alors conservé leurs armes, et dans la rue un peuple attendait l’échappée belle « de la Résistance à la révolution ». Telle était d’ailleurs la devise d’un quotidien de l’époque qui se nommait Combat. Quant à Franklin Roosevelt, il sut faire comprendre à une partie des patrons américains que les révoltes ouvrières et le chaos social risquaient de balayer leur capitalisme adoré. Il leur fallut donc composer. Terrorisées par les chaînes d’information en continu, les populations sont devenues spectatrices, passives, anéanties. Par la force des choses, les rues se sont vidées. Il n’y a plus ni « gilets jaunes » en France, ni Hirak en Algérie, ni manifestations à Beyrouth ou à Barcelone. Tel un enfant apeuré par le grondement de l’orage, chacun attend de connaître le sort que le pouvoir lui réserve. Car les hôpitaux, c’est lui ; les masques, les tests, c’est lui ; les virements qui permettront de tenir quelques jours de plus, c’est lui ; le droit ou non de sortir – qui ? comment ? quand ? avec qui ?, c’est encore et toujours lui. Le pouvoir a tous les pouvoirs. Médecin et employeur, il est aussi notre juge d’application des peines qui décide de la durée comme de la dureté de notre confinement. Pourquoi s’étonner alors que trente-sept millions de Français, un record, « deux fois le score d’une Coupe du monde de football », aient écouté le président de la République le 13 avril dernier quand celui-ci s’exprima sur onze chaînes à la fois ? Que pouvaient-ils faire d’autre ce soir-là ?
Le Monde Diplomatique consacre un dossier au Covid : « Et maintenant, que faire de ce chaos planétaire ? Continuer comme avant ? Ou rompre avec les dogmes qui ont conduit à négliger les besoins prioritaires des populations, à commencer par la santé ? La pandémie de Covid-19 invite à penser une société respectueuse des équilibres environnementaux et à la hauteur des enjeux climatiques. Elle alerte sur les dangers en matière de libertés publiques des politiques déployées en urgence, sauf en Suède. »
Qui va payer la dette publique, demande Laurent Cordonnier : « Les crises se ressemblent. Lorsque la tempête fait rage, le capitaine en appelle à la solidarité. La menace passée, l’union s’évanouit : certains écopent en fond de cale, d’autres se trémoussent sur les ponts supérieurs. En sera-t-il de nouveau ainsi ou la pandémie provoquera-t-elle un changement de cap ? »
Pour Philippe Descamps et Thierry Lebel, nous assistons à un avant-goût du choc climatique : « L’abîme dans lequel un coronavirus a précipité de nombreux pays illustre le coût humain de la négligence face à un danger pourtant parfaitement identifié. Évoquer la fatalité ne peut dissimuler l’évidence : mieux vaut prévenir que guérir. Les atermoiements actuels dans la lutte contre le réchauffement climatique pourraient conduire à des phénomènes bien plus dramatiques. »
Cédric Durand et Razmig Keucheyan pensent qu’est venue l’heure de la planification écologique : « Percer à jour le fonctionnement du capitalisme ne fut pas le moindre des mérites de Martin Luther King. C’était, disait-il, le socialisme pour les riches et la libre entreprise pour les pauvres. Cela se vérifie en période normale : au cours des dernières décennies, l’État a par exemple construit un marché des dettes publiques, offrant ainsi délibérément aux opérateurs privés le contrôle sur le crédit dont il jouissait après-guerre. Mais c’est encore plus vrai en période de crise. Les plans de soutien de l’économie mis en œuvre après le krach de 2008 s’élevaient à 1,7 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. Pour la pandémie du coronavirus, nous en étions déjà début avril à 2,6 % (Le Monde, 4 avril 2020), cependant que certains pays, comme les États-Unis (10 %) ou le Royaume-Uni (8 %), allaient bien au-delà. Ces pourcentages n’enregistraient que les premiers efforts consentis par les États ; personne ne doute qu’ils augmenteront dans les mois qui viennent. »
Pour Félix Tréguier, il n’y a qu’une feuille de papier entre l’urgence sanitaire et la réponse sécuritaire : « À défaut de pouvoir soigner le Covid-19, les pouvoirs publics de nombreux pays ont décidé de confiner la population au prétexte de la protéger. Mais, de la protection à la surveillance, il n’y a qu’un pas, que franchissent volontiers les partisans du contrôle numérique des foules. Une aubaine pour l’industrie du secteur et le complexe techno-sécuritaire. »
Xhantal Mouffe a repéré ce que Pierre Rosanvallon ne comprend pas : « La crise sanitaire a rouvert la chasse aux « populistes ». À l’instar des caricatures – MM. Donald Trump et Jair Bolsonaro, ils mépriseraient la science, la séparation des pouvoirs, la complexité, l’État de droit. Avocat d’une démocratie apaisée, consensuelle, Pierre Rosanvallon reprend à son compte certaines de ces critiques, arbitraires, du populisme. »
Laura Raïm avertit : « En Floride, les riches n’auront pas les pieds dans l’eau : « Les eaux montent, à Miami. Comme les prix des « condos » de luxe faits pour résister aux ouragans ou de l’immobilier populaire, plus en hauteur, vers lequel se ruent les plus aisés. Gentrification classique ou prise de conscience du réchauffement ? Qu’importe ! « Dans cent ans, prédit un promoteur, toute la ville sera sous l’eau ! »
Guillaume Long analyse la poussée de l’impérialisme des Etats-Unis en Amérique latine : « Fondée en 1948, dans le contexte de l’affrontement entre les États-Unis et l’URSS, l’Organisation des États américains (OEA) constitue l’un des instruments de la projection géopolitique de Washington en Amérique latine et dans les États de la Caraïbe, qui ont rejoint l’organisation, les uns après les autres, à mesure qu’ils acquéraient leur indépendance entre les années 1960 et 1980. Le Canada n’appartient à l’OEA que depuis 1990 et se contente le plus souvent d’y présenter une version modérée de la ligne défendue par la Maison Blanche.
Si, à l’image de Fidel Castro, la gauche voit l’organisation comme le « ministère des colonies des États-Unis », les élites lui vouent une déférence qui frôle le sacré. Un ambassadeur latino-américain ou caribéen à l’OEA est l’un des diplomates les plus importants de son pays. Quant au secrétaire général, il pèse lourd dans les débats politiques des pays membres, sauf aux États-Unis, où il est tout aussi largement méconnu que l’organisation, même parmi les élites politiques. C’est pourtant dans un imposant bâtiment de marbre – donné jadis à l’Union panaméricaine (ancêtre de l’OEA) par Andrew Carnegie, le grand baron de la sidérurgie – situé à quelques centaines de mètres de la Maison Blanche que siège le Conseil permanent de l’OEA. À la fin des années 1940, les États-Unis redessinent le système multilatéral mondial : l’Organisation des Nations unies siégera donc à New York, l’OEA à Washington. Les États-Unis souhaitent suggérer une hégémonie diffuse, mais pas au point d’abandonner le siège à un pays périphérique. »
Un article de Yuta Yagishita sur l’individualisme au Japon : « Réputé pour son respect de la tradition et son sens du collectif, le Japon possède une autre face moins connue : l’individualisme. Depuis la crise asiatique (1997-1998) qui a laminé l’économie nationale, les dirigeants l’utilisent pour faire accepter l’austérité en culpabilisant les victimes. Si vous êtes chômeur, précaire ou malade parfois, c’est votre « jiko sekinin », version nippone de « c’est de votre faute ».
Pour Julien Mercille, les nationalistes sont renforcés par la crise sociale en Irlande : « En février, le parti nationaliste Sinn Féin est arrivé en tête des élections législatives dans la République d’Irlande. Inédite, cette percée d’une formation favorable à la réunification de l’île a été interprétée comme une réaction au Brexit britannique. Mais les Irlandais ont-ils voté pour le Sinn Féin ou contre les deux formations qui dominaient jusque-là le pays ? »
Pour Lori M. Wallach, il faut tourner la page du libre-échange : « La pandémie de Covid 19 pourrait mettre un terme à l’ère du libre-échange frénétique, ce régime économique taillé sur mesure pour le secteur privé qui, depuis des années, engendre des coûts considérables pour les populations et la planète. De puissants intérêts s’y opposeront : ils plaideront pour l’émergence d’un « capitalisme de crise » de façon à s’assurer que tout, demain, reprenne comme avant. Bien des dirigeants politiques s’avèrent dépourvus du courage ou de l’imagination nécessaires pour œuvrer à cette transformation — quand ils ne se mettent pas directement au service du patronat. Et pourtant, on peut identifier quatre raisons pour lesquelles la crise du Covid 19 pourrait offrir une occasion inédite. Après tout, le moment est peut-être venu pour une version positive de la stratégie du choc, ce mécanisme décrit par Naomi Klein qui a souvent permis aux dominants de profiter des crises pour réorganiser le monde à leur goût. »
Violette Goarant décrit la méthode non-coercitive dans la lutte contre le Covid : « Sortez profiter de vos parcs publics ». L’affiche municipale qui annonce le printemps dans les rues de Stockholm pourrait passer pour une provocation vis-à-vis des quatre milliards de personnes confinées ailleurs dans le monde. Certes, en cette fin mars, la station de métro Abrahamsberg est déserte à l’heure de pointe. La fréquentation des transports publics aurait baissé des deux tiers en un mois, tandis que tout ou presque fonctionne. Le panneau à lumières rouges annonçant le prochain métro passe en boucle le message du moment : « Ne voyagez que si vous le devez ». En face, un bus arrive. Équipé de gants en plastique bleu, le chauffeur indique de monter par la porte arrière. Dans le rétroviseur, son regard scrute les passagers, devenus plus rares, isolés par un cordon sanitaire qui neutralise le rang derrière lui.
La capitale suédoise ralentit son rythme en douceur afin de freiner la progression du coronavirus en suivant les recommandations de l’Agence de santé publique. Depuis le 29 mars, les rassemblements de plus de cinquante personnes sont interdits. Travail et études à distance pour lycées et universités sont « encouragés ». Mais les établissements recevant du public restent ouverts : écoles, bibliothèques, salles de sport. Les bars et les restaurants doivent prévoir un espace suffisant et une place assise pour chaque client. Dans les piscines, l’absence habituelle de maître-nageur illustre la règle générale : chacun prend ses responsabilités pour éviter de se noyer comme de transmettre ou d’attraper le virus.
Guy Laron brosse une petite histoire de la russophobie : « Un autocrate machiavélique qui, de Moscou, rêve d’affaiblir la liberté et la démocratie ; des services de sécurité omnipotents œuvrant à de sinistres machinations et déployant leurs tentacules partout dans le monde ; un pays asiatique et barbare qui fait planer une menace sur la civilisation occidentale : ce flot d’images caricaturales du pouvoir russe n’a pas attendu l’arrivée au Kremlin de M. Vladimir Poutine pour se déverser à l’Ouest. On en trouve trace dès le XVe siècle. Au XIXe siècle, la frénésie antirusse était telle que l’élite intellectuelle inventa le terme « russophobie » pour désigner à la fois les personnes qui nourrissaient une peur irrationnelle à l’égard de la Russie et celles qui exagéraient consciemment la menace qu’elle représentait. »
Gilbert Achcar demande où va la révolution de décembre au Soudan : « La dynamique révolutionnaire soudanaise ne faiblit pas après la destitution, en 2019, de M. Omar Al-Bachir. L’opiniâtreté des forces populaires qui réclament le transfert du pouvoir aux civils alimente les tensions entre, d’un côté, le nouveau gouvernement fédéral, et, de l’autre, des militaires tentés par une reprise en main autoritaire à la faveur des risques sanitaires engendrés par la pandémie de Covid-19. »
Pour Rémi Cayrol, les milices prolifèrent au Burkina Faso : « Les ministres des affaires étrangères du G5 Sahel – Mauritanie, Tchad, Mali, Burkina Faso, Niger – ont désigné le SRAS-CoV-2 « ennemi numéro 1 » lors d’une visioconférence le 15 avril dernier. Pour autant, ils n’abandonnent pas la lutte contre les groupes terroristes, qui multiplient les attentats meurtriers. L’essor de milices privées, lui, accroît l’insécurité, notamment au Burkina Faso. »
Ariane Bonzon estime que les réfugiés syriens sont désormais indésirables en Turquie : « Accueillis à bras ouverts dès le début de la guerre civile qui ensanglante leur pays, les réfugiés syriens sont désormais dans le collimateur d’Ankara. Ébranlé par de récents déboires électoraux et incapable de rassurer sa population quant à sa capacité à faire face à l’épidémie de Covid-19, le régime de M. Recep Tayyip Erdoğan donne des gages à une opinion désormais hostile à leur présence. »
Morvandiau nous propose une défense et illustration de la « contrebande » : « De Marjane Satrapi à Lewis Trondheim, une bande dessinée alternative s’est imposée, héritière des pionniers des années 1970. Portée par de petites structures souvent associatives, elle a ouvert un champ esthétique inédit en favorisant les auteurs complets, scénaristes et illustrateurs. Son succès permet aujourd’hui à ceux-ci de faire entendre la question de leur rétribution. »
Philippe Pataud Célérier s’interroge sur le sauvetage de Notre-Dame : « Il faut sauver Notre-Dame. Sur fond d’émotion nationale et de promesses de dons émerveillantes, le constat était indiscutable. Mais que s’agit-il exactement de sauver ? Un patrimoine, un monument représentatif d’une histoire collective ou l’occasion enfin légale de transformer le passé en capital rentable et vidé de son sens ? »
Lizzie O’Shea prévient : « Les emplois non qualifiés n’existent pas » : « Aux États-Unis, on ne compte plus les personnes qui ont commencé leur vie professionnelle chez McDonald’s. Le chanteur Pharrell Williams a été licencié trois fois par la chaîne, et l’acteur James Franco, lui aussi salarié de l’enseigne dans sa jeunesse, s’est extasié en 2005 : « Tout ce que je sais, c’est que, quand j’ai eu besoin de McDonald’s, McDonald’s a été là pour moi. » Selon M. Paul Ryan, ancien président républicain de la Chambre des représentants, faire cuire les steaks hachés de la multinationale lui a tout simplement permis de mieux comprendre le rêve américain. « Ce qui est vraiment marrant quand on travaille chez McDonald’s, c’est d’apprendre à tout faire très vite, se rappelle aussi M. Jeff Bezos, le patron d’Amazon. Je voyais combien d’œufs on peut casser dans un laps de temps donné sans y faire tomber aucun bout de coquille. » Des débuts en phase avec la future carrière de M. Bezos : le milliardaire, en effet, a fait de l’optimisation des performances de salariés traités en esclaves la signature de sa stratégie d’entreprise. Près de 800 000 personnes travaillent actuellement pour Amazon dans le monde, principalement à des postes tout aussi monotones que le premier « job » de M. Bezos : préparer des commandes dans des centres de distribution afin qu’elles soient envoyées aux clients. »