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Pourquoi j’aime Anatole France

Lisez, ou plutôt, écoutez ceci :

« Vers 1650 résidait sur ses terres, entre Compiègne et Pierrefonds, un riche gentilhomme, nommé Bernard de Montragoux, dont les ancêtres avaient occupé les plus grandes charges du royaume ; mais il vivait éloigné de la Cour, dans cette tranquille obscurité, qui voilait alors tout ce qui ne recevait pas le regard du roi. Son château des Guillettes abondait en meubles précieux, en vaisselle d’or et d’argent, en tapisseries, en broderies, qu’il tenait renfermés dans des garde meubles, non qu’il cachât ses trésors de crainte de les endommager par l’usage ; il était, au contraire, libéral et magnifique. Mais en ces temps-là les seigneurs menaient couramment, en province, une existence très simple, faisant manger leurs gens à leur table et dansant le dimanche avec les filles du village. Cependant ils donnaient, à certaines occasions, des fêtes superbes qui tranchaient sur la médiocrité de l’existence ordinaire. Aussi fallait-il qu’ils tinssent beaucoup de beaux meubles et de belles tentures en réserve. C’est ce que faisait M. de Montragoux.

Son château, bâti aux temps gothiques, en avait la rudesse. Il se montrait du dehors assez farouche et morose, avec les tronçons de ses grosses tours abattues lors des troubles du royaume, au temps du feu roi Louis. Au-dedans il offrait un aspect plus agréable. Les chambres étaient décorées à l’italienne, et la grande galerie du rez-de-chaussée, toute chargée d’ornement en bosses, de peintures et de dorures. »

Cela coule de source, c’est parfaitement construit, très harmonieux, d’une précision totale. En un mot, c’est de l’Anatole France (Les Sept femmes de Barbe-Bleue).

Tenez, plus court : « Elle sentit une contraction douloureuse de l’estomac, un étouffement à la gorge, une brûlure de sang aux joues, une angoisse indicible.  » Pas de chichi, pas d’emphase, mais on a atrocement mal avec cette personne (Jocaste et Le Chat maigre).

Je ne comprends pas pourquoi, depuis plusieurs décennies, Anatole France a, non seulement, été placé sous une lourde chape d’oubli, mais a également fait l’objet d’un dénigrement scandaleux de la part des autorités littéraires et politiques françaises. Quand il mourut, France était presque aussi populaire que l’avait été Victor Hugo en son temps (il disait que la gloire, c’est de pouvoir aller à l’opéra en pantoufles).

Il fut un écrivain immense et d’un très grand courage.

Prenons-le par le biais de l’étranger. George Orwell qui, en tant que critique littéraire, avait un jugement très sûr, écrivit en 1943, pour l’hebdomadaire socialiste Tribune, une étude vigoureuse sur le très populaire écrivain étatsunien Mark Twain : “ Mark Twain – The Licensed Jester ”, que l’on peut traduire par “ L’amuseur sous licence ”, avec cette idée que Twain était devenu la figure de référence patentée, autorisée de l’humour d’outre-Atlantique. À l’auteur de Huckleberry Finn, Orwell oppose fort justement celui de Crainquebille ou encore celui qui, à l’occasion de l’affaire Dreyfus, avait forgé le mot “ xénophobe ”. Que disait l’auteur de 1984 ? Que Twain put avoir des prétentions à la critique sociale, à la philosophie, même ; qu’il y avait chez lui quelque chose d’iconoclaste, peut-être de révolutionnaire mais que tout cela fit long feu ; qu’au lieu d’être un héraut de la démocratie, il se contenta du rôle de figure publique, de people dirait-on aujourd’hui. Comme Anatole France, Twain était un athée, convaincu de la cruauté des hommes. Mais France, nous dit Orwell, était infiniment plus cultivé, plus civilisé que Twain. Et surtout, il fit preuve d’infiniment plus de courage. Il ne se satisfit point du rôle du jester, de l’aimable amuseur d’autorité : il attaqua frontalement ses ennemis et prit les problèmes à bras le corps. Il osa défier les autorités, y compris l’Église, tandis que Twain ne s’en prit que très rarement aux croyances établies. Y compris celle qui veut que le succès soit synonyme de valeur morale. Les romans dont Monsieur Bergeret est le héros sont une vigoureuse critique globale de la société française à la fin du XIXe siècle. En quelques pages, dans Crainquebille, France dénonce de manière spectaculaire l’injustice … de la Justice et des forces de l’ordre. Ce, du point de vue d’une certaine partie de la classe ouvrière. Sur la pierre blanche, publié en feuilleton dans L’Humanité en 1905, offre – à l’époque de l’affaire Dreyfus – une dénonciation du racisme et de l’antisémitisme et, à une époque où les nationalismes reprenaient du poil de la bête, réfléchit à la possibilité d’États-unis du monde.

Anatole France fut un radical au sens propre du terme. Pas un socialiste, même s’il lui arriva fréquemment de se faire l’avocat d’idéaux socialistes et de ceux qui avaient le front de se battre pour eux. Alors que sa dépouille n’était pas encore froide, cet homme d’un grand courage fut l’objet de lâches attaques particulièrement haineuses, du même registre que celles que Zola avait dû subir. Il faut dire qu’il avait soutenu la cause de Dreyfus, s’était permis de démythifier Jeanne d’Arc de manière rationaliste et avait écrit une histoire de France satirique en quatre volumes. Il ne pouvait qu’être détesté par les cléricaux et les revanchistes.

François-Anatole Thibault (le dessinateur Chaval avait inventé que l’auteur de L’Île aux penguins s’était trouvé un nom de plume en lançant des fléchettes sur un planisphère !) naquit à Paris en 1844 et mourut quatre-vingts ans plus tard à Saint-Cyr-sur-Loire, trois ans après avoir reçu le Prix Nobel de littérature. Son père fut un sous-officier royaliste jusqu’à la Révolution de 1830, date à laquelle il démissionna pour devenir libraire et défendre les idéaux de la Révolution française. Les dieux ont soif (1908) doivent beaucoup à ces contacts précoces du jeune Anatole avec la Révolution. Dans cet ouvrage, le personnage de Brotteaux, ancien noble conscient des dérives révolutionnaires, représente peu ou prou le point de vue de l’auteur.

Au collège Stanislas, institution privée catholique où De Gaulle fut élève, France souffrit d’être de condition modeste parmi les riches. Au milieu des années soixante, il fut proche de Leconte de Lisle et de sa conception de la poésie : travail de la forme, idéal antique de la beauté, primat de la raison sur les sentiments, absence d’engagement en tant qu’écrivain.

Je n’insiste pas sur la vie privée d’Anatole France : amour déçu, puis mariage, puis liaison tumultueuse avec la célèbre égérie de la littérature française Léontine de Caillavet dont il dira : « sans elle, je ne ferais pas de livres », puis divorce prononcé à ses torts.

France aborde le genre romanesque assez tard, avec Le crime de Sylvestre Bonnard (1881), couronné par l’Académie française. Il devient ensuite le critique littéraire du Temps, un journal de centre-gauche. Il est élu à l’Académie française en 1896.

Au sommet de sa gloire, il soutient de nombreuses causes minoritaires : il dénonce le génocide arménien et, à l’inverse de tous ses collègues académiciens, rejoint Zola dans la défense du capitaine Dreyfus. Il participe à la création de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, il quitte L’Écho de Paris antidreyfusard, et rejoint Le Figaro, quotidien de droite mais dreyfusard. En 1898, il rend sa Légion d’honneur parce qu’on avait privé Émile Zola de la sienne. Il soutient l’auteur de Germinal pendant son procès. Il refusera de siéger à l’Académie pendant seize ans.

Il se rapproche de Jean Jaurès et de son Parti socialiste français. Il prône vigoureusement la séparation de l’Église et de l’État, milite pour les droits syndicaux et dénonce les bagnes militaires.

Au début de la Première Guerre mondiale, il écrit des textes patriotiques qu’il reniera, puis milite pour la paix entre Français et Allemands, ce qui lui vaudra des menaces de mort. En 1919, il se prononcera, dans L’Humanité (quotidien auquel il avait collaboré depuis sa création), contre la « paix injuste » du Traité de Versailles. En 1922, il publie un “ Salut aux Soviets ” dans le quotidien communiste avant de dénoncer les premiers procès faits aux Socialistes révolutionnaires. Il est alors interdit de publication dans les journaux communistes.

Son regard sur le monde devient alors plus pessimiste, comme l’atteste Les dieux ont soif (1912), sa critique de la Terreur sous la Révolution française.

En 1922, juste après avoir été couronnée par le Nobel, son œuvre fait, en totalité, l’objet d’une condamnation papale.

Lors de la victoire du Cartel des gauches en mai 1924, il reçoit un hommage triomphal lors d’une fête en son honneur au Trocadéro. Il s’éteint paisiblement en octobre. Alors qu’il les avaient refusées, des obsèques nationales sont organisées à l’instigation du président de la République Gaston Doumergue. Paul Valéry est élu à son fauteuil à l’Académie française. Il ne prononcera pas une seule fois le nom de son prédécesseur durant son éloge.

Anatole France fut reconnu par des écrivains qui savaient lire : Proust, à qui le personnage de Bergotte, dans La recherche, doit beaucoup ; Marcel Schwob, Georges Bernanos.

Peu après sa mort, il fut courageusement assassiné par certains surréalistes. Le tract collectif “ Un cadavre ” posa la question « Avez-vous déjà giflé un mort ? ». Joseph Delteil dit de France qu’il n’était qu’un « hors-d’œuvre ». Drieu La Rochelle (qui n’était pas encore sympathisant nazi mais qui était déjà bien de droite) prophétisa : « Ce n’est qu’une France qui vient de mourir, il y en a plusieurs, il y en a qui naissent, étranges et terribles ». Parce qu’il était le fils naturel d’un préfet et qu’il avait du mal à tuer les pères en littérature, Aragon évoqua en Anatole France « le littérateur que saluent à la fois aujourd’hui le tapir Maurras et Moscou la gâteuse » ; il ajouta que tout admirateur de France était « un être dégradé » et que le grand écrivain fut « un exécrable histrion de l’esprit », bel exemple de « l’ignominie française ».

Ces godelureaux très mal dans leur peau avaient réduit Anatole France au statut d’écrivain officiel – ce qu’il était sûrement au moment de sa mort – aussi médiocre que son personnage Monsieur Bergeret.

COMMENTAIRES  

27/03/2022 18:06 par J.J.

Je pense que je vais me remettre à relire et lire des œuvres d’Anatole France.

27/03/2022 19:36 par Autrement

Merci Bernard Gensane pour cette caverne d’Ali Baba en forme de labyrinthe, autour d’Anatole France, du surréalisme, de la littérature et des écrivains dans l’Histoire !
La revue Mélusine est impayable ...

31/03/2022 19:02 par Mediacideur

Je ne sais pas s’il a renié ses écrits patriotiques mais les Surréalistes n’étaient pas au courant qui en étaient restés à ce qu’il écrivait en 1915 et qu’ils n’ont pas oublié eux pour qui la grande saignée de 1914 fut le grand tournant. On peut les comprendre quand on lit quelque chose comme ça :

"Ils sont partis avec une gaieté charmante. Nous les avons vus couvrir leurs canons et leurs caissons de feuillage et de fleurs et mettre à l’oreille de leurs chevaux drs roses et des œillets. Ils ont affronte en souriant la mitraille ennemie. "

Beuark

31/03/2022 19:26 par beuark aussi

Lisez ceci :

"...après quatre longs mois de fatigues et de périls, dans le vent, la neige et la boue, ils gardent leur courage et leur gaîté. La guerre a pris une forme nouvelle. Aux marches, aux manœuvres, aux combats à découvert, aux grandes batailles ont succédé la guerre de tranchées, la guerre immobile et souterraine, les interminables duels d’artillerie entre deux adversaires invisibles.

Et nos soldats restent dispos, alertes comme au premier jour. Ils occupent par de menus travaux, par des jeux, par des causeries et des chants les ennuis de cette vie enterrée où seuls les obus apportent quelque distraction. Sans crainte, sans tristesse, pieux envers leurs morts, ils couvrent de drapeaux et de rameaux verts la terre sous laquelle leurs compagnons dorment leur dernier sommeil à leurs côtés.

Jeunes soldats, sur lesquels, naguère encore, leur mère veillait comme sur de petits enfants, vieux territoriaux, qui essuient une larme en se rappelant la femme et les nourrissons laissés dans le pays, ils ont, les uns et les autres, la souplesse de l’âge tendre et la fermeté de l’âge mûr.

Les blessés transportés dans nos hôpitaux ne songent qu’à retourner sur le front. Le temps si doux de la convalescence leur pèse.

Et comme ça, plein de joyaux de cet acabit, ad nauseum, ici

31/03/2022 21:48 par Chklakla

Je ne l’ai jamais lu mais je devinais intuitivement à la faveur de quelques aphorismes que je passais à côté de quelque chose. Maintenant je sais. Merci de ne pas lâcher la bataille du livre

01/04/2022 05:24 par Xiao Pignouf

À propos de France, et pour paraphraser un écrivain et un poète :

« Ennui, ennui, ennui, ennui, ennui, ennui, ennui, ennui. » (Cendrars)

« Anatole France est un écrivain qu’on lit agréablement, mais qu’on ne relit pas. » (Delteil)

01/04/2022 13:52 par CAZA

Bonjour cet Anatole
Tout le monde connait le nom , personne n’a rien lu .
Ma femme qui vient de finir la lecture de Zola et qui commence Dostoievski ( faudrait qu’elle consulte ) me dit qu’elle ne sait pas pourquoi personne ne lit cet académicien , prix Goncourt de surcroit , et que je n’ai qu’à chercher la réponse .
J’ai trouvé qu’il aurait été l’écrivain préféré de Freud ? et précurseur psychanalytique

liens parmi d’autres sur Anatole et la psychanalyse.

https://halldulivre.com/livre/9782859202125-les-fous-dans-la-litterature-anatole-france/
http://www.borisfoucaud.com/partie-ii-la-creation-dun-monde-litteraire-par-morale-du-desir/ii-3-la-morale-du-desir-dans-le-systeme-litteraire-francien/ii-3-1-linconscient-approche-francienne-de-ses-enjeux/ii-3-1-linconscient-dans-les-annees-1890/?print=print

01/04/2022 15:29 par RACHDA

Anatole France, un esprit ouvert et discernant qui fait parler un de ses personnages demandant à Mme Nozière, dans "la Vie en fleur" (1922, Chapitre XIX) :

 : "-Quel était le jour le plus funeste de l’histoire ?
Mme Nozière ne le savait pas.

- C’est, lui dit-il, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l’art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque."

01/04/2022 17:12 par babelouest

@ Rachda
Pour illustrer cette affirmation je conseille Abd er Rahman contre Charles Martel, de Salah Guemriche (Eyrolles) : c’est savoureux, j’ai acheté l’ouvrage à la librairie de l’abbaye de Ligugé, la plus vieille de l’Europe occidentale puisqu’elle date de l’an 350 (fondée par saint Martin), et elle se trouve à quelques kilomètres de... Poitiers !
.
Je me sus pris à rêver en lisant cet ouvrage : les Sarrazins ont raté de peu la victoire. Sans doute, s’ils avaient réussi, les Normands ne se seraient pas installés sur les bords de la Manche au XIe siècle, et l’Amérique serait sans doute latine de civilisation. Que de tracas en moins !

01/04/2022 20:53 par CAZA

Bonsoir
Roland à Roncevaux ou Martel à Poitiers il faut des grands mythes pour bétonner la génèse d’une nation .
Qui n’existait d’ailleurs pas et où les paysans étaient razziés avec allégresse par les gens d’armes de l’époque d’où qu’ils viennent .
Il reste en France , origine secrète , une friandise ( le nougat ) de la vallée du Rhône , dont on ne trouve l’équivalent que à Damas , qui est la mémoire de la présence des Omeyyades , restés bien longtemps après la pseudo bataille décisive .

https://www.laculturegenerale.com/bataille-poitiers-martel-mythe-musulmans/

02/04/2022 12:35 par Autrement

Anatole France, pris dans une liaison amoureuse mouvementée, fait paraître en 1891 le roman de Thaïs, baptisé précédemment "Conte philosophique" dans la Revue des Deux Mondes. Thaïs est une courtisane d’Alexandrie, qui s’éprend du moine et ascète Paphnuce, et finit par se convertir, tandis que la domination romaine, la présence de Grecs et la sagesse païenne sont elles aussi savamment évoquées et finement entrelacées dans le récit.
Le sujet est emprunté aux Vies des Pères du désert, c’est " un vieux conte copte qui, traduit en latin au temps de Théodose par Torannius Rufinus, fit pendant quatorze siècles les délices de la chrétienté".

Je vous livre une perle tirée des Apophtegme des Pères du désert : Un jeune prosélyte va trouver un sage ascète en espérant un remède à ses doutes : "Mon Père, je fais tous mes efforts pour aimer mon prochain comme moi-même, mais c’est lui qui ne se laisse pas faire ...

Une époque charnière pour Anatole France : 1887-1890

Lorsqu’en 1889, Anatole France vient de faire éditer Thaïs[1], il est au centre d’une polémique entretenue, notamment, par un certain R.P. Buker. Ce dernier fait paraître des articles excessivement virulents contre notre auteur[2]. Comment un homme d’Eglise pouvait-il en effet accepter ce roman au souffle gnostique et irrévérencieux, immergé dans cette atmosphère antique des premiers temps du christianisme primitif ? Buker parlera de “réalisme pornographique”, de “persiflage sacrilège”, d’“odieux travestissement”, d’“étalage de blasphèmes”[3]. Evidemment, durant cette polémique, Anatole France s’est rapproché de Renan et de son Abbesse de Jouarre, ce drame d’amour sous la Révolution célébrant finalement la noblesse de la femme et la réalisation de l’être idéal à travers le désir amoureux[4]. Dans ce contexte particulier, Anatole France est fort irrité. C’est ce qu’il laisse entendre, dans son projet de préface pour Thaïs :

“Les légendes ont cela de merveilleux qu’elles se prêtent d’elles-mêmes à l’expression de toutes les idées. Il y a en elles une admirable plasticité et une aptitude précieuse à se colorer de teintes nouvelles[5]. Ma Thaïs a fâché beaucoup un R. père jésuite, lequel m’a adressé des injures innocentes dans une revue à lui qu’il m’a fait envoyer à propos ; faute de ce soin, j’ignorerais encore le R.P. et ses fureurs. […] Je l’avoue, le révérend père m’a flatté en m’injuriant. Il avait lu mon conte et même il l’avait si bien lu que quand il essaya de rétablir l’histoire de sainte Thaïs et de saint Paphnuce dans sa pureté première il ne put s’empêcher d’introduire dans son récit des traits qui sont de mon invention. […] Je ne dis pas cela pour en faire un grief au R.P. mais pour l’induire à méditer sur son état. Il a pris quelque chose du poison qu’il voulait détruire et il connaît à ses dépens que le diable est subtil[6].”

Sans esquisser ici une interprétation du sens de Thaïs, nous pouvons tout de même retenir que, comme le dit avec acuité Marie-Claire Bancquart, “le mal dont souffre la fin du siècle est une dissémination des croyances, qui engendre le scepticisme ; le recours à d’autres époques de dissémination constitue une sorte de relation, une sorte d’appui historique, pour l’esprit qui en cherche en vain dans l’heure présente[7].”

Marie-Claire Bancquart était une camarade de lycée de ma soeur aînée. Son édition et ses commentaires des oeuvres d’Anatole France ont eu les honneurs de la Pléiade :

[1] Thaïs paraît dans La Revue des Deux Mondes, avec le sous-titre « Conte philosophique », les 1er et 15 juillet 1889, et le 1er août de la même année. C’est en 1891 qu’il est édité en ouvrage chez Calmann-Lévy (daté du 18 octobre 1890).
[2] R.P. Buker, Etudes, « A propos d’un roman de la Revue des Deux Mondes », décembre 1889, p.641-648, et ibid., « M. Anatole France et son dernier roman », novembre 1890, p.503-510.
[3] Cité par Marie-Claire Bancquart, Pléiade, tome I, p.1337.
[4] E. Renan, L’Abbesse de Jouarre (1886), in Drames philosophiques (1878-1886). Voir E. Renan, Œuvres complètes, H. Psichari éd., Paris, 1947-1961.
[5] Malgré tout, nous ne sommes pas ici éloigné de l’Anatole France parnassien : il s’agit toujours d’inscrire une pensée moderniste et empreinte de positivisme, dans une forme littéraire classique.
[6] « Projet de préface pour « Thaïs » », Pléiade, tome I, p.872-873.

Ne pas oublier qu’Anatole France, qui par la suite avait lu Jaurès, est aussi celui qui a écrit dans l’Humanité du 18 juillet 1922 :
"On croit mourir pour la patrie, on meurt pour les industriels".

11/05/2022 13:55 par Pas beuark

Feuilletant "Fils du peuple" de Thorez je tombe, p. 73 période 1929/30, sur ceci :

Je lus des romans d’Anatole France, l’un des derniers représentants de l’humanisme bourgeois qui, au déclin de ses jours, s’était tourné vers la Révolution russe triomphante. Il avait décelé ceux qui, dans notre "démocratie", détiennent le pouvoir effectif. Dans "L’Ile des Pingouins", il observe ironiquement :

"Après s’être soustraite à l’autorité des rois et des empereurs, après avoir proclamé 3 fois sa liberté, la France s’est soumise à des compagnies financières qui disposent des richesses du pays et, par le moyen d’une presse achetée, dirigent l’opinion." "

100 ans après, ben, c’est pire

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