Quel est donc ce lambeau que je ne saurais voir ou comprendre ?

Les attentats terroristes sont devenus choses si banales qu’on finit par y être indifférents ; certains diront blasés. Dernièrement à Paris, un djihadiste tchétchène a poignardé mortellement deux personnes et blessé sérieusement quatre autres. Bah ! Deux morts et quatre blessés par rapport aux accidentés de la route morts ou handicapés à vie, c’est insignifiant ! Et puis, chaque fois, les médias en font leurs choux gras. Envoyés spéciaux, spécialistes autoproclamés du terrorisme y vont pour les premiers de leurs petits potins alimentés par le micro-trottoir et pour les seconds de leurs doctes commentaires cachant mal leur abyssale ignorance.

Aucune analyse, aucune émotion ne transparaît, si ce ne sont les sempiternelles pleurnicheries sur le terrorisme qui n’en finit pas. À chaque attaque, c’est le déclenchement de la même et vaine agitation médiatique ne servant qu’à maintenir l’opinion en haleine, car la pensée est tellement cadenassée qu’il est impossible de procéder à un examen aussi libre qu’exhaustif du phénomène « terrorisme ». Un nombre considérable d’ouvrages ont été écrits. La majorité d’entre eux ne reflète qu’un point de vue bien ancré alimenté par la pensée unique ; une minorité présente un plus grand intérêt, car il s’agit du fruit de recherches apportant un éclairage sur le terrorisme qui n’est pas une fin en soi, mais un moyen dans une confrontation historique. Ainsi, l’expression « guerre contre le terrorisme » n’a aucun sens ! On ne lutte pas contre un moyen ou plutôt une arme, mais contre un ennemi bien défini qui use de cette arme. En parlant uniquement de terrorisme, on élude le contexte. Dès lors, les analyses de la sorte ne mènent à rien. Et la propagande, particulièrement occidentale, entretient le flou. Flou qui sert à tromper l’opinion.

D’autre part, alors que les médias montent les attentats terroristes en épingle, elles accordent très peu d’attention à leurs conséquences, surtout concernant les victimes.

Un ouvrage vient de paraître. Il s’intitule Le lambeau et son auteur, le journaliste Philippe Lançon est un survivant du carnage du 7 janvier 2015 à la rédaction de l’hebdo satirique parisien Charlie Hebdo. Ce récit rempli d’émotions évoque le calvaire de l’auteur qui se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment en faisant tout simplement son métier.

L’auteur qui travaillait à la fois pour Libération et Charlie Hebdo, journaliste bien-pensant, mais d’une très grande lucidité, commence par décrire les prémisses de l’attentat. Cependant, tout en décrivant son ressenti, on peut regretter les digressions qu’il fait sur sa vie personnelle, sentimentale, culturelle qui alourdissent le récit. La veille, il a assisté à la représentation d’une pièce de Shakespeare qu’il ne connaissait pas. Réflexe de journaliste, il comptait en faire aussitôt une critique pour son quotidien. Le lendemain matin, il est arrivé en retard à la conférence de rédaction de Charlie. Il a l’habitude de s’asseoir à côté de Wolinski, le génial dessinateur de l’hebdo satirique, parce que pendant la conférence, au lieu de commenter, il faisait des dessins de femmes nues qu’il agrémentait de commentaires humoristiques et absurdes sur les propos de ses voisins. Chars, Teignons et Cabu étaient assis en face de lui et de l’autre côté, se trouvait l’économiste Bernard Maris.

La discussion portait sur le livre de Houellebecq Soumission qui décrit une société française islamisée. Lançon et Maris défendaient tous deux l’ouvrage, alors que les autres qui ne l’avaient pas lu descendaient Houellebecq en flammes. Cafu affirma : « Houellebecq est un réac ! ». Entre temps, Tignous piqua une colère. Et cette colère reflète bien les divisions du camp progressiste sur la question de ce qu’on appelle pudiquement – politiquement correct oblige – le multiculturalisme, c’est-à-dire la cohabitation de moins en moins pacifique entre la population aussi « politiquement correctement » dénommée « issue de l’immigration », en clair les Maghrébins pour la plupart musulmans, vivant dans les sinistres banlieues de la première ceinture parisienne où la puissance publique sociale, culturelle, policière n’a plus droit de cité. Tout le monde se rappelle les émeutes de 2005 où Sarkozy, à l’époque ministre de l’Intérieur, parla de « racaille » et de « Karcher », propos odieux qui ne firent qu’attiser les tensions.

« Comment en est-on arrivé là ? » demanda Tignous. « Comment a-t-on pu laisser dériver des populations toutes entières de cette façon-là ? » Bernard Maris, sans doute mû par un réflexe d’économiste, répliqua que l’Etat avait versé des centaines de millions dans les banlieues. Tout cela en pure perte. Tignous répond que lui en est sorti, mais combien de milliers d’autres restent sur le carreau.

Chars finit par demander à Lançon de rédiger un article sur le livre de Houellebecq. C’est à ce moment précis, selon Philippe Lançon, que l’attaque commença. Il entend des cris et des bruits secs venant de l’extérieur. Puis, c’est le chaos.

Gravement blessé, Lançon ne parvient qu’à distinguer les jambes des deux assassins et voit gisant à son côté le corps de Bernard Maris, la cervelle sortie du crâne.

Ces pages sont les plus admirables et les plus fortes du récit de Lançon. C’est sans doute la première fois que la victime d’un attentat parvient à décrire de manière aussi réaliste qu’émouvante le chaos dans lequel elle a été plongée. Sa mâchoire est en lambeau, d’où le titre de l’ouvrage, il ne peut plus parler. Il donne son portable à une collègue pour qu’elle appelle ses proches. Elle parvient à appeler sa mère, mais n’a plus la force de contacter son patron Laurent Joffrin.

La suite, c’est son transfert à l’hôpital la Pitié-Salpêtrière, les soins intensifs, les opérations successives, les visites de son « ex » Marylin, une Cubaine qu’il a rencontrée lors d’un reportage au pays de Fidel Castro dont il avait divorcé huit années auparavant. Femme merveilleuse, généreuse. Marilyn conduit Lançon à la douche, lui épile sa jambe avant une opération, range ses affaires avant qu’il ne change de chambre. Gabriela, sa compagne du moment, c’est l’intellectuelle. C’est elle qui s’occupe de l’administration aussi bien du couple que professionnelle, qui veille sur son équilibre psychologique.

L’hôpital, c’est un autre univers. Il faut s’y adapter. Il a ses propres codes, son propre langage, ses propres règles. Le chirurgien Patrick de Funès, le fils de l’acteur, a défini ainsi le milieu hospitalier : « Un univers carcéral aseptisé ». Mais il n’est pas question d’y échapper en ces moments.

Ce sont les opérations successives pour tenter de le rafistoler. Ce sont ses entretiens avec sa chirurgienne Chloé dont on sent qu’il devient amoureux. Ce sont les aides-soignantes et les infirmières aussi efficaces que dévouées. Il fallait reconstituer sa mâchoire. « Mon corps entier devient ma mâchoire » écrit-il, tant il éprouve de la douleur sur ce lit d’hôpital entravé par les tuyaux qui lui apportent néanmoins soins, nourriture, soulagement. Lançon apprend à supporter et à vivre avec tout cela. Ce sont les deux policiers qui veillent sur lui jour et nuit à l’entrée de sa chambre et qui l’accompagnent même dans ses transferts en salle d’opération. Il finit par sympathiser avec eux bien que tant que sa mâchoire n’est pas réparée, il lui est impossible de parler et aussi de manger normalement. Il communique au moyen d’une tablette où il écrit ses impressions et ses demandes. Quand elle lui rend visite, Gabriela surveille ses écrits et fait attention à ce qu’il n’évoque pas les attentats, ce qui, d’après elle, pourrait lui être néfaste sur le plan psychologique.

Ce qui ne l’empêcha pas de côtoyer en ces lieux des êtres se trouvant au bout de l’horreur. Ainsi, un homme qui n’avait plus de visage après s’être tiré une balle de révolver. Son infirmière lui dit : « Ah ! Monsieur Lançon. Si on veut se tuer, il ne faut surtout pas se tirer une balle dans la tête ou se défenestrer. Car, si on se rate… Non ! Le mieux c’est encore un bon gros gâteau au poison ! » Et contrairement, à ce que lui disait Gabriela, la vision de ces horreurs l’aida à survivre.

Quelques jours après son entrée à l’hôpital, le 13 janvier, Philippe Lançon parvient à écrire un article pour Libé et qu’il souhaite voir publier dans Charlie. Au fond de lui-même, comme tout bon journaliste, cela le dérange de parler de sa personne, mais, ici, tout le monde le convainc que c’est indispensable. Et, bien qu’il l’estime trop long – sa fichue habitude était de rédiger de trop longs papiers – l’article est publié.

De l’immense manif « Je suis Charlie », le 11 janvier, son frère ne lui donne que des échos étouffés et cela ne semble guère l’impressionner. Un autre contact est la lettre d’une personne qui lui était inconnue, ancienne conseillère municipale, Marie-Laure Meyer, qui fut aussi victime d’un type qui s’est mis à tirer au revolver sur tout un conseil municipal. Elle donne ses impressions de victime survivante, son sentiment de culpabilité d’être encore de ce monde, les soins interminables à l’hôpital pour réparer les « gueules cassées ». Bien que Philippe Lançon n’éprouve aucun sentiment de culpabilité, cette lettre lui fait du bien. Il fait en quelque sorte partie du « club » des survivants ! Et elle évoque ainsi la difficulté de passer de « survivant à vivant ».

Un jour, Lançon reçoit la visite de François Hollande. Visite qui l’impressionne. Il en tire du président que d’aucuns appellent « Flamby » ou le « capitaine de pédalo », l’impression d’un homme élégant et sûr de lui. Il est accompagné de quelques personnages et de son patron, le directeur de Libération, Laurent Joffrin. Philippe Lançon commente :

« Pour la première fois, j’ai vu ses yeux légèrement piqués, embués par l’émotion. Laurent, cible récurrente des brutes de droite et des ivrognes intellectuels de la cause sociale, avait la réputation d’être un notable indifférent, un acrobate du compromis. » Puis, il fait une plaidoirie pour son patron « social-démocrate par nature et par conviction – et par rejet de la violence que son père avait incarnée. » Il est vrai que Joffrin avait passé sa jeunesse en fréquentant les Le Pen. Néanmoins, l’ayant personnellement rencontré, j’ai vu sortir de ce personnage un fanatisme dogmatique qui est la marque du « politiquement correct ». Et puis, l’expression « ivrognes intellectuels de la cause sociale » montre le peu d’état que Lançon fait de la misère sociale qui frappe une partie de plus en plus grande de la population. Il oublie que la « gauche », avant tout, a pour raison d’être de lutter pour l’épanouissement matériel, intellectuel et moral de tous. On ne peut se prétendre « de gauche » si on ne se préoccupe que des questions « sociétales » !

Au fur et à mesure de son long rétablissement, Lançon avait des « permissions » de sortie de quelques heures. Ainsi, fut-il invité à une réception à l’Elysée. Hollande, s’apercevant qu’il se porte mieux, lui demande des nouvelles de sa chirurgienne Chloé qui lui avait tapé dans l’œil !

Légèreté des « grands » de ce monde !

Enfin, c’est la sortie de l’hôpital, sous l’impulsion de Chloé qui lui conseille de partir et de renouer avec le monde des vivants. Nouvelles difficultés : la réinsertion, les soucis de la vie quotidienne qui sont multipliés par dix pour un rescapé.

Lançon va à New York rejoindre Gabriela. Et là, c’est le 13 novembre, le Bataclan, les terrasses à Paris dont il est séparé par un océan. Le cycle continue.

Le Lambeau est un beau livre. Pour la première fois, le lecteur peut appréhender ce qu’il se passe « dans » un attentat terroriste. On peut néanmoins regretter une chose : pourquoi Lançon n’a-t-il pas analysé les causes de ce terrorisme qui ébranle une société européenne, la société française en particulier, de plus en plus fragile ?

Editions Gallimard, 512 p., 21 €.

COMMENTAIRES  

22/05/2018 11:22 par jpr

pauvre lancon.deja mediocre journaliste de charlie.on constate que l attentat n a rien arrangé !!chien de garde on est chien de garde on demeure !!!

22/05/2018 14:25 par Georges SPORRI

Lançon n’est pas dingue au point de dire quoi que ce soit d’intéressant sur les causes du terrorisme / C’est quasiment interdit / Et moi aussi je renonce / Sociologie ? Psychologie ? Philosophie politique ? Analyse marxiste ? Modèle complexe associant ces 4 approches ? / Mais non ! mais non ! comme le disait Henri Salvador. / Cela serait incompatible avec la morale républicaine gratuite laïque et obligatoire qui rend sacrés le moralisme, l’état policier et les lois liberticides ... Ah oui ! Ils ne disent pas "sacré" mais "pragmatique" / De même Léo Ferré disait : " les mots ne sont plus les mots mais une sorte de conduit au travers duquel les analphabètes se donnent bonne conscience " //
Cependant, pour comprendre notre époque, les psaumes de Ferré ne suffisent pas / On peut relire " Psychologie des masses du fascisme " de Reich et " Etudes sur la personnalité autoritaire " d’ Adorno.

22/05/2018 15:47 par depassage

Les attentats terroristes sont devenus choses si banales qu’on finit par y être indifférents ; certains diront blasés.

Moi, je suis blasé depuis ma naissance. Ça finit toujours par arriver à tout le monde.

22/05/2018 18:49 par Assimbonanga

Bien évidemment, respect pour les victimes et respect pour leur souffrance. Personne n’aimerait être à leur place. Toutefois, ce livre me semble être le récit personnel d’une victime et non une recherche des causes ni des conséquences du terrorisme. Je ne crois pas avoir besoin d’une description des détails pour comprendre le malheur et je ne suis pas voyeuse. Ce livre de 22€, je ne l’achèterai donc pas. Mais sans doute aura-t-il un grand succès. Il y a des gens à qui ça plaît !
Pour les conséquences des attentats, elles sont nombreuses et pèsent sur nos vies. La sécurité privée qui coûte cher. L’implantation et la prospérité de ces sociétés qui ne sont pas assermentées comme des agents de l’Etat. On ne sait pas jusqu’où elles vont prospérer et s’imposer ni leurs dérives éventuelles.
Les manifestations avec des foules sont totalement canalisées, contrôlées, surveillées, palpées. Les fichages sont nombreux. Les villes vont maintenant faire payer le droit d’y entrer ou alors supprimer d’ anciennes fêtes ou foires. Les gens pourtant ne boycottent pas, semble-t-il... Personne ne s’insurge contre ces changements sécuritaires. Ils sont dociles. On dirait même qu’ils sont flattés d’être ainsi pris en considération alors que, finalement, c’est toute personne qui devient suspecte.
Les gens se sont habitués à voir de partout des militaires avec des armes. C’est affreux ! On est dans l’avenir que pressentaient les films de sciences fiction.
Mais surtout, au motif de sécurité, la répression devient de plus en plus tolérée. La foule se moque que des manifestants se prennent des lacrymo. Les bœufs se persuadent que ceux qui sont touchés ont forcément quelque chose à se reprocher. Le FN n’a pas pris le pouvoir, mais ses idées ont prospéré. Et le régime du président Macron tend une oreille bienveillante à ce camp. Des éléments de l’état d’exception sont devenus la règle. Voilà un des résultats des attentats.

23/05/2018 04:54 par François de Marseille

« Comment en est-on arrivé là ? » demanda Tignous. « Comment a-t-on pu laisser dériver des populations toutes entières de cette façon-là ? ».
Cette question en dit long sur l’idéologique dans lequel charlie hebdo s’est peu à peu enfermé. C’est exprimé autrement mais c’est exactement les mêmes préoccupations que le fn. Le soit disant choc des civilisations façons raclure de gôche ou raclure de droite, c’est vraiment le plat de résistance des chiens de garde.
Et ch qui a toujours surfé sur la vague anti islam à l’extrême se demande comment on en est arrivé là, non pas à ce qu’une population entière dérive, mais à ce qu’une poignée de marginaux deviennent des tueurs.
En lisant ça, je me demande comment peut on en arriver à ce niveau de servitude avec l’héritage de Choron.
Livre à fuir en ce qui me concerne, si ce n’est pour constater une fois de plus l’ampleur des certitudes nauséabondes de cette feuille de chou sans intérêt qu’est devenu ch.

24/05/2018 17:56 par Tartampionne

je ne crois pas avoir lu un jour Charlie hebdo, ils faisaient ce qui leur plaisait, quelques-uns pris individuellement pouvait de temps à autre avoir un intérêt, mais le journal aucun à mon gré. Cependant celui qui m’intéressait le plus était Bernard Marris, on l’entendait toutes les semaines sur France-Inter, de profondis qui maintenant y défend une autre économie que la libérale sur radio-france ? de temps à autre le samedi matin tant sur f-cul que f-inter où certains invités y sont intéressants.

Concernant les attentats mon grand regret est que la plupart des protagonistes soient tués par les forces de l’ordre. Je me pose à chaque fois la question : les policiers n’avaient-ils aucune autre alternative que de leur tirer dessus avec comme but leur mort ?

Car, il me semble, que des procès bien menés avec avocats et juges à la hauteur, pourraient par l’intermédiaire de médias et/ou journalistes intelligents nous apporter des infos indispensables sur le pourquoi et le comment. Je ne parle pas de leur technique ici mais des buts idéologiques, des motivations individuelles, du chemin qui les amenèrent là à ce point de non retour pour eux. Car qui mieux que les concernés peuvent nous l’expliquer ? Nous avons tout un tas de spécialistes, qui ont fait des tas d’enquêtes, mais les plus intéressant sont toujours les protagonistes.

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