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Retour de Bolivie. Chroniques boliviennes (N° 2 et 3)

Nous poursuivons la publication des 6 chroniques de Jean Ortiz qui rentre de Bolivie. Ses chroniques sont également publiées par l’Humanité : http://www.humanite.fr/blogs/un-socialisme-communautaire-567493
Après la première chronique publiée ici : (http://www.legrandsoir.info/retour-de-bolivie-chroniques-boliviennes-no-1.html), voici les 2 et 3.

LGS

2. LE POUVOIR DES MINIATURES

Nous atterrissons à « El Alto » et « descendons » des hauts, populeux et ô combien combattifs, à La Paz (environ 3 700 mètres d’altitude !), cet amphithéâtre géant, chaotique, pentu, encore envahi de petits étals proposant toutes sortes de miniatures porte bonheur. SOS oxygène pour remonter les rues ! Au loin, enneigé, le Nevado Illimani nargue les petites choses du haut de ses 6000m...

Les « alasitas » (« achète-moi », en langue indienne), la foire annuelle des miniatures, honore l’idole de l’abondance . Les billets de banque modèle réduit, les sexes et préservatifs, minuscules, les diverses potions en petits flacons,« pour l’amour , l’emploi, le travail, la fidélité » , les diplômes universitaires petit format, tous les ustensiles -symboliques- de la vie quotidienne, miniaturisés, offerts à la vente. Les curés les bénissent, à l’eau bénite, comme de bien entendu, et les guérisseurs, les « yatiris », à l’encens. On appelle cela « zahumar », me dit un chauffeur de taxi « anti-Evo - parce qu’il ne s’occupe que des classes populaires, des pauvres ». Il a même construit trois téléphériques pour que des pentus barrios de « El Alto », les hier laissés pour compte (un million de personnes), puissent descendre plus vite à La Paz, et sans porter sur leur dos d’éreintants fardeaux. « Quel gaspillage et quelle mauvaise image pour les touristes ! » Des pauvres qui sortent de la grande pauvreté... Un régime qui donne la priorité aux parias, aux exclus, aux exploités, ne peut être que « totalitaire », « populiste » !! Et de surcroît un président -indien- qui caracole dans les sondages (76% de sympathie). Il est temps d’y nommer BHL ambassadeur.

Indifférentes aux controverses politiques, les « alasitas » sont au rendez-vous (« a la cita »), et se vendent comme des petits pains. Est-ce que cela marche ? J’ai acheté un flacon qui « guérit tout, même l’impuissance ». Qui verra vivra...

L’ « alasitero » doit garder chez lui toute l’année ces miniatures afin qu’elles grandissent et lui procurent fortune et bonheur... Tant pis pour le « buen vivir » !

Le personnage central de la feria est sans conteste « el ekeko », une sacrée figurine de 20 centimètres de haut, dieu-paraît-il de l’abondance et du bonheur dans les mythologies andines. A la bonne heure. Ce petit gros au physique ingrat, très populaire, qui a rendu l’âme dans la valise, est chargé comme un âne, bardé de miniatures ; les plus extravagantes : graines de haricots, de quinoa, fèves, confettis, chocolat ; billets de banque, casseroles...Chaque foyer doit avoir son Ekeko et le célébrer. Si vous déposez près de lui vos miniatures, vos « alasitas », il les fera grandir, les mettra en érection. Car pour être sûr que vos souhaits soient exhaussés, il faut le faire fumer tous les vendredi. Il a un trou à dessein entre les lèvres. S’il sort de la fumée, quelle que soit la couleur : « Habemus ekeko ! » ; l’année sera bonne . Il est kèke l’ékéko.

A la feria des « alasitas » succède le carnaval et son Dieu : Momo. Du balcon officiel de la Troncal, avenue principale, le maire (d’opposition), donne le coup d’envoi de la liesse et des débordements populaires. Les pauvres n’ont pas besoin de prendre le pouvoir l’espace d’un carnaval : ils l’ont. On danse la chacarrera, la cueca, le huayno, la cumbia... et on boit jusqu’à épuisement de la créativité. « Chupe y baile ». On se grise à la bière, au « zingani » (eau de vie de raisin), à l’alcool de canne. Des « comparsas », groupes de danseurs, viennent de tous les quartiers, et même de la lune, déguisés. Les « gigantones » moqueurs croisent les fanfares (j’ai horreur du mot francisé « bandas »).

Aujourd’hui, c’est la fin ; on enterre le « Pepino », sorte d’Arlequin. On improvise des discours selon qu’on le considère maléfique ou bienfaiteur. On juge le séducteur en espagnol et en aymara. Les mères pleurent. Pepino enlève les « cholitas » (jeunes filles), les engrosse et puis les abandonne... veuves. Un sacré « follador » (baiseur) ce Pepino... Qui relève bien de son nom : concombre.

Jean Ortiz

3. BOLIVIE : ELOGE DE LA DIVERSITE.

En Bolivie, « Etat plurinational », les droits des peuples indigènes et la diversité culturelle, enfin reconnus, s’épanouissent, malgré les obstacles, les mentalités héritées de la colonisation, de jour en jour ; après avoir été longtemps relégués, méprisés, ségrégués, ils germent et ensemencent toutes les aurores, « tous les êtres de la nature ». Contagieuse la diversité ; tournant le dos à cinq siècles de négation, d’humiliation des peuples et nations indigènes, de domination territoriale, idéologique, ethnique, symbolique... Une étroite relation, interactive, souvent critique, conflictuelle, unit désormais le peuple et le gouvernement. Le pays n’est plus étranger à lui-même.

La constitution reconnaît la démocratie représentative, participative, et la démocratie communautaire, le référendum révocatoire (gagné le 10 août 2008), un enseignement pluriculturel, la justice conventionnelle et la justice communautaire, une réforme agraire modérée (au-dessus de 5 000 hectares), trois niveaux d’autonomie conformant « l’Etat plurinational, plurilingue, des autonomies »... La « wiphala », le drapeau indien ancestral aux sept couleurs en diagonale à carreaux, emblème de résistance et de revendication politique, sociale, de « Pachakuti » (changement d’époque), est devenue constitutionnellement symbole d’Etat, aux côtés de l’ancien « drapeau national » aux trois couleurs (d’inspiration européenne).

Le ministre des Affaires étrangères (depuis 2006), l’Indien Aymara David Choquehuanca, d’origine modeste, nous reçoit à La Paz en « hermanos » (frères). Pas besoin de dire « merci » ; « ce mot n’existe pas dans notre langue ». Nous l’accompagnons à une conférence-rencontre avec les travailleurs de COTEL, la coopérative des télécoms (nationalisées), plongée dans des problèmes de corruption. Le ministre traverse la place Murillo sans « aucune protection autre que le peuple », sans gardes.

Théoricien du « buen vivir » (la « vie bonne », le « suma qamaña » en aymara, ou le « sumak kawsay » en quechua), il insiste sur la nécessité « d’être », de récupérer l’auto-estime, de « faire », de ne pas quémander, de sortir de la logique marchande, d’établir le lien entre la critique du capitalisme, du productivisme, du modèle gaspilleur, destructeur des écosystèmes, et le « buen vivir », la pédagogie du bien commun, le partage, la vie en plénitude, l’harmonie, l’équilibre matériel et spirituel, la complémentarité, le respect de la « Pachamama » (la terre-mère), la socialisation des biens communs, la reconquête de la souveraineté nationale par la réappropriation des secteurs économiques clé. La nouvelle constitution, avant-gardiste, légitime les « communautés », leurs pratiques, reconnaît et promeut 36 langues (aymara -20% de locuteurs-, quechua, guarani...), devenues « co-officielles », égales, et donc au moins 36 cultures qui se croisent, se rencontrent, se métissent. Dans cette babélienne mosaïque culturelle de 55 groupes ethniques (420 langues autochtones sont parlées en Amérique du sud par 28 millions d’Indiens, soit 6% de la population), la révolution a élaboré des dictionnaires en langues indigènes, des bibliothèques virtuelles, des softwares en « langues maternelles ». La presse annonce que le prix du gaz domestique dans le département de Tarija a diminué de presque la moitié. Le taux de croissance dépasse 5%. Les retraités de plus de 65 ans perçoivent la « Renta (allocation) Dignidad »...

Insupportable bilan pour les apôtres de la religion du marché ! Washington espère bien un jour prochain prendre sa revanche. Elle avait échoué en 2008. Les intérêts de classe de ses multinationales ont été affectés par les changements en cours, par la nationalisation des hydrocarbures (2006 en Bolivie). De Buenos Aires à Caracas, l’impérialisme accélère désormais sa contre-offensive pour reconquérir la main... Les rapports de domination, s’ils ont été entamés, n’ont pas disparu pour autant. La catégorie « impérialisme » n’est pas périmée, « loin s’en faut », prévient Roberto, petit paysan de Huarina : 400 mètres carrés de terre pour les patates et la quinoa, deux vaches, quelques brebis. « On vend un peu de lait et on s’en sort. Jamais nous ne reviendrons en arrière. Nous voulons faire de la politique un « bien commun ». Le responsable à la justice de la communauté a autant de pouvoirs qu’un juge.

Jean Ortiz

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Croire que la révolution sociale soit concevable... sans explosions révolutionnaires d’une partie de la petite bourgeoisie avec tous ses préjugés, sans mouvement des masses prolétariennes et semi-prolétariennes politiquement inconscientes contre le joug seigneurial, clérical, monarchique, national, etc., c’est répudier la révolution sociale. C’est s’imaginer qu’une armée prendra position en un lieu donné et dira "Nous sommes pour le socialisme", et qu’une autre, en un autre lieu, dira "Nous sommes pour l’impérialisme", et que ce sera alors la révolution sociale !

Quiconque attend une révolution sociale “pure” ne vivra jamais assez longtemps pour la voir. Il n’est qu’un révolutionnaire en paroles qui ne comprend rien à ce qu’est une véritable révolution.

Lénine
dans "Bilan d’une discussion sur le droit des nations", 1916,
Oeuvres tome 22

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