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Le « cadeau de la guerre », par Jean Bricmont.

Aujourd’hui, une alliance « néo-conservatrice » entre des sionistes radicaux, des chrétiens fondamentalistes et des partisans de l’ingérence humanitaire a de nouveau fait le « cadeau d’une guerre », mais on ne sait pas encore à qui : aux islamistes, au mouvement altermondialiste, ou à d’autres ?

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Juin 2003

En 1967, Israël a vaincu en six jours cinq pays arabes et s’est emparé de la partie de la Palestine historique qui lui avait échappé en 1948. Comme l’histoire l’a montré, cette victoire éclatante a beaucoup contribué à faire progresser la paix et la stabilité dans la région, et à faire reculer le terrorisme et l’antisémitisme... Il était par conséquent tout-à -fait rationnel pour les dirigeants américains de tenter de dupliquer cette expérience positive, mais en plus grand, dans un pays non pas de trois, mais de vingt-cinq millions d’habitants. C’est ainsi qu’il y a un an, ils ont commis le crime qui avait été jugé à Nuremberg comme étant le crime suprême, celui qui contient et rend possible tous les autres : le crime contre la paix. Contre l’avis explicite des Nations-Unies et de l’immense majorité de l’opinion publique mondiale, ils ont envahi et occupé un pays qui ne représentait aucune menace pour leur sécurité, étant quasiment sans défense et affaibli par douze ans d’un des embargos les plus cruels de l’histoire.

Les prétextes invoqués pour justifier cette agression s’effondrent les uns après les autres : il n’y avait pas d’armes de destruction massive en Irak et, avant l’invasion, aucun lien avec le terrorisme. Le dernier argument, propager la démocratie et les droits de l’homme, bien qu’il soit facile à ridiculiser après la divulgation des photos de prisonniers « maltraités », mérite néanmoins qu’on s’y arrête. Le véritable problème des États-Unis en Irak ne vient pas tant des erreurs commises (même s’il y en a eu un certain nombre), mais du fait que, d’une part, étant donné leur rhétorique, il leur est difficile d’imposer immédiatement une dictature en Irak et que, d’autre part, il leur est impossible d’y accepter un régime même modérément démocratique. Pourquoi ? Simplement parce qu’un gouvernement démocratique est obligé de prêter attenti ! on aux désirs de sa population et, du moins si l’on en juge par l’opinion dans le reste du monde arabe, il y a trois choses que les Irakiens voudraient sans doute mais qui sont totalement inacceptables pour les Américains. Tout d’abord, contrôler effectivement leur pétrole (le prix et les quantités produites) ; en deuxième lieu, démanteler les bases américaines sur leur sol. Et finalement, construire un contre-poids militaire effectif à l’hégémonie israélienne dans la région, en acquérant, si nécessaire, un arsenal nucléaire. Après tout, la France et la Grande-Bretagne étaient démocratiques lorsqu’elles ont construit leur arsenal nucléaire en réponse à la perception d’une menace soviétique et la majorité de leur population n’était pas opposée à cette politique. Mais il n’y avait pas eu de guerre directe entre ces pays et l’URSS (contrairement à ce qui s’est passé entre l’Irak et Israël en 1967) et il aurait été inconcevable pour les Soviétiques de bombarder un réacteur nucléaire français, comme Israël l’a fait en Irak. Inutile de dire que les États-Unis ne peuvent pas laisser l’Irak entre les mains d’un gouvernement qui imaginerait même mettre en oeuvre de pareilles politiques. Mais ils ne peuvent pas être sûrs que des élections libres ne mèneraient pas à l’avènement d’un tel gouvernement. Ce que les Américains espéraient sans doute, c’était installer directement un régime néo-colonial comme ils l’ont fait par exemple aux Philippines, lors d’une précédente « libération », il y a un siècle. Mais depuis lors, le monde a connu quelques petites transformations, une révolte mondiale contre le colonialisme occidental par exemple, et il n’est pas évident qu’une telle politique soit encore possible aujourd’hui.

En attendant, tout ne se passe pas comme prévu. Des centaines de soldats tués, des milliers d’autres blessés, la démoralisation, le doute jeté jusque dans les milieux dirigeants américains. Pour se rassurer, on se dit : « ce n’est pas le Viêt-Nam ». Minute ; ce n’est pas encore le Viêt-Nam. Mais la résistance est plus diversifiée et a des buts moins clairement politiques qu’au Viêt-Nam, ce qui peut rendre toute négociation future plus difficile pour les Américains.
On peut aussi faire d’autres comparaisons : la résistance en France ou en Belgique n’avait sûrement pas, un an après l’invasion allemande de 1940, la force de frappe de la résistance irakienne. Que les « libérateurs » américains provoquent plus d’hostilité et moins de collaboration en Irak que les agresseurs nazis ici devrait susciter une certaine réflexion chez les partisans de l’ « ingérence humanitaire ».

D’ailleurs, si la situation continue à se détériorer pour les Américains en Irak, c’est la gigantesque industrie intellectuelle de l’interventionisme « humanitaire » (des milliers de livres, de cours, de films) qui risque fort de se trouver en difficulté. Depuis la fin de guerre du Viêt-Nam, cette industrie invoque les droits de l’homme, en dehors de tout contexte historique et en évitant soigneusement de parler des droits économiques et sociaux, afin de justifier l’ingérence des pays riches dans les affaires intérieures des pays pauvres.
Il est assez comique de voir que c’est en vertu même de tout ce qu’ils ont dit sur Saddam Hussein que la guerre en Irak était, du point de vue des partisans de l’ingérence humanitaire, le meilleur exemple concevable où mettre en pratique leur politique. Le résultat, du moins si on le regarde sans oeillières occidentales, n’est pas beau à voir : d’un côté une élite américaine richissime, surarmée, réprimant la population irakienne, instrumentalisant l’ONU et contrôlant, tout en les dilapidant, les ressources de la planète ; de l’autre côté, un peuple pratiquement sans ressources, isolé diplomatiquement, ne puisant sa force que dans son unité (au-delà des divisions entre chiites et sunnites tant espérées par les occupants) et dans son héroïsme. Cette guerre, si elle permet de remettre en cause les idéologies interventionnistes occidentales, pourrait bien déboucher sur une perspective, à la fois plus réaliste et plus modeste, de nos rapports avec le reste du monde.

Le mouvement qui s’est opposé à la guerre doit tout faire afin qu’aucune aide, matérielle, symbolique ou autre, même sous prétexte de reconstruction, ne soit apportée à l’occupation. Il faut aussi diffuser un maximum d’informations sur la situation en Irak, de façon à rendre la répression de la résistance aussi difficile et impopulaire que possible. Il est important, justement pour éviter tout conflit de civilisation, de montrer au monde arabe que la population européenne n’approuve pas la politique américaine, ni d’ailleurs le soutien que lui apportent ou voudraient lui apporter certains dirigeants européens. Ce combat sera plus difficile et plus nécessaire si Kerry est élu et s’il fait ce qu’il promet, à savoir recruter de nouvelles troupes, « maintenir le cap », c’est-à -dire l’occupation, et essayer d’embarquer les « alliés des Etats-Unis », c’est- !à -dire nous, dans l’aventure irakienne.

Si on regarde l’histoire, on constate que les progrès sociaux ne sont souvent possibles que suite à des bouleversements violents. Aussi injuste qu’il soit, le système socio-économique existant se reproduit en inculquant à ses victimes, à travers des centaines d’expériences négatives, l’idée que « cela ne sert à rien de se révolter, de toutes façons, on sera vaincu ». Mais des crises se produisent lorsque non seulement les classes dirigeantes doivent recourir à la violence la plus brutale et aux mensonges les plus éhontés, mais sont de plus vaincues sur le plan militaire. Alors de modestes pas peuvent être franchis vers plus de justice. Après la défaite de Napoléon III à Sedan se produit la Commune de Paris, après le carnage de la première guerre mondiale, naissent le suffrage universel (masculin), les débuts de la décolonisation et le renforcement des syndicats ; après la déroute du fascisme et des larges fractions de nos classes dirigeantes qui l’avaient soutenu, de nombreux progrès sociaux et la fin de la décolonisation sont réalisés. Finalement, les révoltes des années soixante sont liées à l’embourbement américain au Viêt-Nam. Il est trop tôt pour dire si la résistance irakienne finira par coincer les États-Unis dans une guerre ingagnable, mais, si elle y arrive, alors elle peut contribuer à changer la face du monde. En effet, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, le système extrêmement injuste dans lequel nous vivons repose sur le fait que tout changement social progressiste, où qu’il se produise, se heurte à l’hostilité des États-Unis, hostilité qui commence par être diplomatique et économique et, si cela ne suffit pas, utilise le sabotage et la propagande et, en fin de compte, l’intervention militaire. Lorsque les Américains sont entrés à Bagdad, la question qu’ils se posaient était : à qui le tour ? La Syrie, l’Iran, Cuba, la Lybie ? Grâce à la résistance irakienne, il est peu probable que ces pays soient envahis dans l’immédiat, même s’ils continueront à être subvertis par des moyens plus traditionnels. Cette résistance va aussi, sans doute, redonner espoir aux Palestiniens, qui en ont bien besoin. Et si, à terme, l’arme ultime qu’est l’invasion se révèle inutilisable, c’est tout le système impérial américain qui risque d’être déstabilisé.

Avant le début de la première guerre mondiale, Lénine pensait que les empereurs d’Autriche et de Russie ne feraient pas aux socialistes le « cadeau d’une guerre ». C’est évidemment ce qu’ils ont fait, ce qui a eu pour résultat, d’une part, de jeter ces empereurs dans les poubelles de l’histoire et d’autre part, de faire en sorte que le nom de Lénine ne soit pas connu uniquement par des historiens étudiant les petits groupes marxistes actifs dans l’Empire russe. Aujourd’hui, une alliance « néo-conservatrice » entre des sionistes radicaux, des chrétiens fondamentalistes et des partisans de l’ingérence humanitaire a de nouveau fait le « cadeau d’une guerre », mais on ne sait pas encore à qui : aux islamistes, au mouvement altermondialiste, ou à d’autres ? La boîte de Pandore est ouverte et nul ne peut prédire comment elle se refermera. Néanmoins, il faut reconnaître qu’en immobilisant l’armée américaine et en mettant en question son invincibilité, même temporairement, les Irakiens, comme les Vietnamiens dans le passé, luttent et meurent pour l’humanité entière.

Jean Bricmont est professeur de physique à l’Université de Louvain-la-Neuve, et aussi collaborateur et préfacier de l’analyste Noam Chomsky.

 Du même auteur, LIRE ou RELIRE : La fin de la « fin de l’histoire »

 Et aussi : D’une mauvaise réputation... Lire Noam Chomsky en France.

Contact : bricmont@yahoo.fr.

Transmis par Michel Collon


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Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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