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De l’exclusion : réponse à Frédéric Lordon

L’essayiste belge Jean Bricmont, s'interroge sur le mouvement Nuit Debout et les propos de Frédéric Lordon qui a justifié l'expulsion d'Alain Finkielkraut par les organisateurs du mouvement.

En général, j’aime bien les travaux de François Ruffin, de Frédéric Lordon, le journal Fakir et le film Merci Patron. Je connais moins le mouvement Nuit Debout, mais il a au moins le mérite d’exister. On peut le traiter de « bobo » si on veut, mais il vaut mieux que les gens se rassemblent et discutent plutôt que de rester isolés derrière leur ordinateur.

Mais apprécier un mouvement ne veut pas dire s’abstenir de toute critique. Les propos, volontairement provocateurs, de Frédéric Lordon lors d’une assemblée générale organisée par le journal Fakir à la Bourse du travail le 20 avril 2016 ont suscité les cris d’orfraie des bien pensants.

En effet, dans son discours, Frédéric Lordon a justifié l’expulsion de la Place de la République de l’intellectuel Alain Finkielkraut, survenue quelques jours plus tôt, et qui avait déchaîné l’indignation des « chefferies médiatiques » comme les appelle Lordon. L’argument de Lordon est qu’un mouvement social n’est pas là pour débattre avec tout le monde, sans jamais prendre de position.

En principe il a raison. Le problème dans le cas de Finkielkraut est que la place de la République, même « occupée » par Nuit Debout, reste un lieu public et Finkielkraut a le droit de s’y rendre, tout autant que Marine Le Pen ou son père d’ailleurs. Son expulsion est par conséquent illégale. Un mouvement social peut décider qu’il est nécessaire de violer la loi, mais, si on le fait, il faut réfléchir aux conséquences en termes tactiques et non pas raisonner uniquement au niveau « des principes ».

Dans le cas de Finkielkraut, il était évident que son expulsion (« épuration » comme il dit) allait provoquer une tempête médiatique contre le mouvement Nuit Debout. Il aurait été bien plus efficace tactiquement de lui demander de venir expliquer de façon contradictoire le traitement infligé par son cher Etat d’Israël aux Palestiniens ou en quoi un voile qui est porté par des millions de femmes dans le monde et l’a été dans le temps même en France, y compris par des femmes chrétiennes et juives, pose un tel problème à la « République ».

Mais cela aurait supposé un degré de discipline auto-imposée qui est totalement irréalisable dans le cadre d’un mouvement spontané comme Nuit Debout au sein duquel Finkielkraut suscite une haine aussi profonde que compréhensible.

Plutôt que de justifier son expulsion il aurait mieux valu la considérer comme erreur tactique, regrettable mais inévitable.

Mais il y a un problème bien plus sérieux dans ce que propose Frédéric Lordon, et qui n’a évidemment pas attiré l’attention des médias : c’est lorsqu’il parle de la « chasse aux infiltrations » dans Nuit Debout faite « méthodiquement » par le « service Accueil et Sérénité ». Il souligne que « les médias seraient les premiers à nous faire le procès de devenir rouge-brun » si cette chasse n’était pas faite.

Tout d’abord, il est paradoxal de s’inquiéter d’accusations possibles de « rouge-brunisme » de la part de ces médias que l’on méprise par ailleurs (à juste titre) et en particulier lorsqu’ils accusent le mouvement d’intolérance dans l’affaire Finkielkraut. Pourquoi faudrait-il subitement obéir à leurs injonctions lorsqu’il s’agit de faire la chasse aux rouges-bruns ?

Ensuite, de quelle chasse parle-t-on au juste ? Les vraies infiltrations dans les mouvements politiques ne sont pas faites par les gens qui en sont des critiques explicites (par exemple, les militants d’Egalité et Réconciliation par rapport à Nuit Debout) mais par ceux qui proclament en être les plus ardents défenseurs. Les mouvements de résistance n’ont évidemment jamais été infiltrés par des gens qui se réclamaient du fascisme mais bien de l’antifascisme.

Ce qui nous amène à la question de savoir qui est exclu aujourd’hui des mouvements populaires et ce que veut dire aujourd’hui l’antifascisme. Etienne Chouard, défenseur du tirage au sort, a dit qu’il n’irait pas à Nuit Debout pour éviter d’y être attaqué pas les « antifas ». Sylvain Baron, militant souverainiste, lui, y a été et a été attaqué à plusieurs reprises par les mêmes.

Ce qui se passe est une forme subtile de maccarthisme, mais au lieu d’attaquer tout ce qui est suspect de communisme, on attaque tout ce qui est suspect de fascisme ou d’antisémitisme

Plus généralement, on ne compte plus les conférences supprimées, les invités désinvités à la dernière minute et même les attaques physiques dues à la « lutte contre le fascisme ». Des sites internet sont consacrés à cette lutte imaginaire et à la diffamation de tous les militants souverainistes, pacifistes ou anti-impérialistes (comme par exemple le Belge Michel Collon). La papesse de l’antifascisme, Ornella Guyet, va même dans son délire de pureté idéologique jusqu’à reprocher à Lordon et à Ruffin de ne pas faire assez le ménage autour d’eux.

C’est l’exemple typique de la révolution qui dévore ses enfants, sauf qu’ici il n’y a pas de révolution. Ce qui se passe est une forme subtile de maccarthisme, mais au lieu d’attaquer tout ce qui est suspect de communisme, on attaque tout ce qui est suspect de fascisme ou d’antisémitisme ; du coup, une partie de la gauche, qui ne réfléchit pas plus loin que le bout de son nez, applaudit et participe à cette chasse aux sorcières.

Je ne reproche pas à Lordon et à Ruffin de tomber dans ce travers, dont ils sont parfois eux-mêmes victimes, mais les propos de Lordon cités ci-dessus suggèrent que sa façon de réagir n’est pas optimale. Une fois que l’on prend conscience du fait que le problème principal n’est pas l’infiltration du mouvement social par des « fascistes » (phénomène qui existe peut-être mais est très marginal) mais bien l’utilisation de l’accusation de fascisme ou d’être d’extrême-droite par des gens qui ne se soucient nullement de fournir des preuves de ce qu’ils avancent, ni de débattre de façon contradictoire avec leurs adversaires, et dont les motivations profondes sont pour le moins obscures, il faudrait accepter trois règles avant d’exclure des gens de mouvement sociaux actuels ou futurs au nom de la « lutte contre le fascisme » :

 que les accusations soient bien définies (le souverainisme est-il fasciste ? De Gaulle ou le PCF de son époque étaient-ils fascistes ?).

 qu’elles soient fondées sur des écrits et pas des on-dits ou des ragots.

 que les individus accusés puissent se défendre (par exemple, en replaçant leurs propos dans leur contexte).

Oublier ces règles élémentaires, qui ne sont jamais que celles d’une justice équitable, c’est ouvrir toutes grandes les portes à l’auto-destruction du mouvement par les vrais « infiltrés », à savoir des gens qui sèment la division en poussant chacun à accuser son voisin de manquer de pureté idéologique ou de vigilance politique. Il est d’ailleurs piquant de voir qu’une gauche soi-disant anarchiste, qui professe un anticommunisme virulent, reproduit dans sa pratique les pires travers du stalinisme.

Pour se convaincre de la gravité du problème, il suffit de voir ce qui se passe outre-Manche : l’ancien maire de Londres, Ken Livingstone, un des principaux personnages de la gauche du parti travailliste a été exclu de son parti pour « antisémitisme », simplement parce qu’il a rappelé l’accord dit « de transfert » passé entre les Nazis et certains dirigeants sionistes en 1933 et qui visait à transférer des juifs allemands vers la Palestine. Que cet accord ait existé n’est pas contesté et on voit mal pourquoi rappeler une vérité historique serait antisémite. L’attaque contre Livingstone ainsi que les attaques répétées contre un soi-disant antisémitisme qui sévirait dans le parti travailliste a évidemment pour but de renverser Corbyn, le nouveau et populaire leader du parti, bien trop à gauche pour certains.

Si la direction du parti travailliste commet une erreur, ce n’est pas de laisser des antisémites dans le parti mais plutôt de se laisser diviser et détruire de l’intérieur par des fausses accusations d’antisémitisme.

Par ailleurs, si le mouvement Nuit Debout veut réussir, il devra s’adresser à des couches bien plus larges de la population que celles auxquelles il s’adresse aujourd’hui, même si on y ajoute les syndicats et les « banlieues ». Et pour cela, il faudra faire preuve d’un maximum d’ouverture d’esprit et d’aptitude au débat contradictoire, ce qui est l’exact opposé de l’esprit de chasse aux sorcières « antifasciste » qui empoisonne les mouvements actuels. Ce sont les semeurs de zizanie qui devraient être la cible principale de la « chasse aux infiltrations » chère à Frédéric Lordon.

Jean Bricmont

»» https://francais.rt.com/opinions/19941-de-exclusion-reponse-frederic-lordon
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Jean BRICMONT
Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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