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« On subit les conséquences de la naïveté de la gauche face à la soi-disant lutte contre la haine » (al-akhbar)

Jean Bricmont, essayiste Belge, professeur (émérite) de physique à l’Université catholique Louvain, et membre de l’Académie royale des sciences de Belgique rudement fustigé en France pour ses opinions politiques en rupture avec l’idéologie dominante, analyse dans cet entretien pour al Akhbar les mécanismes et les conséquences redoutables du terrorisme intellectuel.

Dans un article paru le 20 juillet 2017 dans le magazine Le Point, M. Bernard-Henri Lévy, fervent sioniste, vous attaque directement en parlant « du négationniste Jean Bricmont longtemps préposé, dans le journal [Le Monde Diplomatique], au traitement de l’actualité éditoriale antiaméricaine et antisioniste », qu’avez-vous à répondre à cette accusation ?

Pour commencer, je n’ai jamais été préposé à quoi que ce soit au Monde Diplomatique. Depuis 2001, outre quelques courts comptes rendus de livres, j’y ai publié quatre articles, dont un sur la « thèse de sociologie » de l’astrologue Elisabeth Tessier (qui était une imposture manifeste), deux articles sur la gauche française et un autre sur la « mauvaise réputation » de Noam Chomsky (1), dans lequel je soulignais, à propos du procès médiatique fait à cet intellectuel lors de l’affaire Faurisson (professeur de littérature française poursuivi et condamné à de nombreuses reprises pour avoir nié l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale), la distinction cruciale entre défendre le droit d’exprimer une opinion et partager celle-ci.

Le terme « négationniste » désigne les gens qui, comme Faurisson, nient l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale. Rien de ce que j’ai écrit n’a jamais nié l’existence des chambres à gaz. En vertu de la « loi Gayssot », nier leur existence est un délit. Accuser sans preuve quelqu’un d’un délit est de la diffamation, ce qui n’est pas couvert par la liberté d’expression et peut donner lieu à des poursuites judiciaires. Dans mon livre La République des censeurs (L’Herne 2014) je défends une conception de la liberté d’expression proche de celle de Voltaire, Robespierre, Mill, Russell et Chomsky, qui pour moi est consubstantielle à la démarche scientifique. Mais cela n’implique rien en ce qui concerne l’adhésion à une opinion ou une autre. Ceci dit, même si M. Bernard-Henri Lévy me diffame, je ne m’attends pas à pouvoir facilement faire valoir mes droits devant la justice française.

Vous avez été parmi les principaux signataires en 2010 d’une pétition qui demande l’abrogation de la loi Gayssot incriminant la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité. Sur quels arguments se fonde votre opposition à cette loi ?

La pétition a été motivée par l’emprisonnement à un an de prison de Vincent Reynouard, qui non seulement nie l’existence des chambres à gaz, mais est carrément néo-nazi et, de plus, catholique intégriste. Je considère, comme tous les défenseurs de la liberté d’expression, qu’il faut faire une distinction entre la parole et l’action. Reynouard, Faurisson et les autres négationnistes n’ont frappé personne, n’ont tué personne, n’ont volé personne ; ils n’ont incité à aucune action illégale. Ils n’ont diffamé personne à titre individuel. Ils ont exprimé des opinions sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. On peut à bon droit considérer ces opinions comme fausses, absurdes, choquantes, là n’est pas la question. Il existe beaucoup d’opinions fausses et absurdes qui sont énoncées de par le monde et ce qui est choquant pour les uns peut ne pas l’être pour d’autres. Dans certains pays et certaines époques, ce qui est choquant c’est de ne pas être un bon catholique ou un bon communiste ou un bon musulman. Mon point de vue est simplement que ce n’est pas à l’Etat de décider quelles sont les opinions vraies ou fausses, choquantes ou non.

En effet, si on accorde ce droit à l’Etat, que se passe-t-il ? D’abord, on va assister à la « concurrence des victimes » : certains demanderont que l’on interdise la contestation des crimes coloniaux ou communistes ou ceux liés à l’esclavage. On en arrive vite à demander aux tribunaux d’écrire une histoire universelle.

Ensuite, on a le problème « de la pente glissante » : pour que la censure soit efficace, il faut non seulement interdire les propos condamnés quand ils sont exprimés explicitement, mais aussi réprimer ceux qui exprimeraient les mêmes idées de façon indirecte, cachée, suggestive etc. Au 18è siècle, de nombreux libres-penseurs faisaient semblant de défendre la religion tout en s’en moquant sous cape. C’est pourquoi on en arrive vite à amalgamer les gens qui soutiennent les opinions condamnées et ceux qui défendent simplement le droit à les exprimer. C’est exactement ce qui s’est passé avec Chomsky qui a été pratiquement impubliable en France pendant près de vingt ans et cela uniquement parce qu’il avait défendu la liberté d’expression de Faurisson.

De plus, comme les poursuites sont répercutées dans les médias, on donne un maximum d’importance aux opinions illégales (qui aurait entendu parler de Faurisson sans les procès intentés contre lui ?) et, à une époque où la méfiance à l’égard des « vérités officielles » est extrême (par exemple, pas mal de gens pensent qu’on n’a jamais marché sur la Lune), on encourage en fait le partage de ces opinions (au nom de l’idée : « si elles sont interdites, c’est qu’on nous cache quelque chose »).

Finalement dans le cas d’espèce (interdiction de contester l’holocauste) on aggrave le conflit Occident-Orient. En effet, de façon scandaleuse et absurde, Israël et ses défenseurs utilisent la mémoire de l’holocauste pour justifier leur politique. Une loi telle que la loi Gayssot ne fait que sacraliser cette mémoire du côté occidental mais l’exploitation politique de cette mémoire ne fait qu’encourager les idées négationnistes dans le camp « oriental ». Ce qui fait qu’on entend régulièrement des plaintes dans les milieux dominants concernant le fait que « les jeunes de banlieue » rechignent à écouter les cours sur l’holocauste à l’école. Mais contestent-ils les faits historiques ou l’exploitation politique qui en est faite ? Sans doute les deux, mais sans l’exploitation politique, les faits historiques ne seraient sans doute pas contestés.

Pour revenir à Reynouard, bien que je sois aussi éloigné qu’on peut l’être de ses idées (je suis athée et proche de la gauche libertaire), je trouvais à la fois scandaleux et absurde qu’on le mette en prison pour délit d’opinion.

Comment expliquez-vous l’enthousiasme de la presse française mainstream pour BHL un « philosophe » décrédibilisé par ses pairs et perçu par de larges secteurs de l’opinion un « intellectuel faussaire » depuis l’affaire Botul (2) ?

Pendant la période de l’anticommunisme montant puis triomphant des années 1980-1990, BHL pouvait passer pour un chantre de la démocratie et de l’anti-totalitarisme. Mais déjà il était un « fervent sioniste » comme vous dites, et il appelait le Congrès américain à financer les « Contras » (3) (4) au Nicaragua . Ceux-ci utilisaient dans les années 1980 des méthodes terroristes — ils étaient un peu les ancêtres des rebelles syriens ou de l’opposition au Venezuela – pour y déstabiliser le gouvernement sandiniste de l’époque. Or, ce sont les Sandinistes qui ont établi la démocratie au Nicaragua en 1979, ont abandonné le pouvoir lorsqu’ils ont perdu les élections et y sont revenus plus tard par les urnes. Difficile de considérer l’action des Contras comme « anti-totalitaire ».

Après la chute de l’URSS, les « combats » de BHL sont devenus de plus en plus clairement pro- américains et pro-israéliens, en Bosnie, au Kosovo, en Libye (où il disait ne pas avoir vu d’islamistes). Il va en Ukraine soutenir des mouvements appuyés par de vrais néo-nazis tout en faisant campagne contre l’humoriste Dieudonné à Paris au nom de la lutte contre l’antisémitisme. Il est fanatiquement anti-russe et anti-Poutine. Lors de l’invasion israélienne du Liban en 2006, soixante-dix ans après le putsch de Franco en Espagne, il est arrivé à comparer implicitement le Hezbollah avec les franquistes et les soldats israéliens aux républicains espagnols (5). Dans tout ce qu’il écrit, il y a toujours une référence totalement fantasmatique et sans rapport avec le présent soit aux communistes soit aux fascistes.

Le révisionnisme fait partie de la démarche de l’historien qui remet en cause les récits dominants et porte un regard critique sur les interprétations de ces prédécesseurs. Pourquoi le « révisionnisme » est-il- aujourd’hui assimilé au négationnisme ?

On vous répondra que nier des faits établis n’est pas la même chose qu’interpréter des événements. Je veux bien accepter cette réponse, mais je soulignerais, comme le faisait le philosophe anglais John Stuart Mill, qu’interdire une opinion fausse prive l’humanité d’une perception plus claire et vivante de la vérité qui est produite par la confrontation entre la vérité et l’erreur. (6)

En France, des élus s’expriment publiquement sur les bienfaits de la colonisation, mais dès qu’il est question de la Shoah, on veut museler la liberté d’expression. Pourquoi ce deux poids deux mesures ?

Il n’y a pas que la colonisation. Vous pouvez tout « contester » ou « minimiser » en France, la guerre du Vietnam, par exemple, qui fait des millions de morts et qui a complétement disparu de la conscience collective, alors que pas mal de gens qui ont participé à cette guerre sont encore vivants et que la mentalité impériale qui en est responsable est plus présente que jamais. Vous pouvez aussi « nier » ou minimiser le rôle de l’URSS dans la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, dans le film « La vie est belle » de Roberto Benigni on voit des troupes américaines libérer un camp qui ressemble à Auschwitz, ce qui est absurde d’un point de vue historique et géographique. Les sondages montrent une ignorance profonde des rôles respectifs de l’URSS et des Etats-Unis dans la guerre contre le nazisme. (7) Personne ne hurle au « négationnisme » dans ces cas-là et bien d’autres.

Comment analysez-vous l’évolution vers une conception aujourd’hui extensive de la lutte contre l’antisémitisme qui s’est imposée en France et dans laquelle l’antisionisme est assimilé à une forme virulente d’antisémitisme ?

Disons que c’est un antisionisme « excessif » ou « radical », ou une « hostilité structurée et systématique à l’égard de l’Etat d’Israël » qui sont assimilés à de l’antisémitisme (8). Toute l’astuce a été, dans un premier temps, de criminaliser l’incitation à la haine raciale, sans jamais définir précisément ce que veulent dire ces mots ; à mon avis, l’immense majorité de la gauche, y compris celle qui est « pro-_ », est tombée dans le piège sur cette question. Bien sûr, personne n’aime le racisme, mais de là à accepter que des associations auto-proclamées antiracistes, comme la LICRA, puissent poursuivre devant les tribunaux qui bon leur semble au nom de la « lutte contre haine », comme les y autorisent les lois antiracistes, il y a plus qu’un pas à franchir.

Dans un deuxième temps, on identifie antisionisme radical et antisémitisme et le tour est joué ! Maintenant, les pro-palestiniens sont prisonniers d’une politique qu’ils n’ont pas assez combattu à la racine, à mon humble avis. C’est d’ailleurs une erreur assez constante de la gauche de ne pas assez se méfier du pouvoir de l’Etat et de faire trop confiance aux bonnes intentions proclamées par le pouvoir (en effet, qui voudrait ne pas combattre le racisme ?).

La tentative de criminalisation des mouvements pacifiques qui appellent au Boycott de l’Etat d’Israël témoigne de l’efficacité redoutable des groupes de pression pro-israéliens en France.

C’est le moins qu’on puisse dire ! Dans La république des censeurs je donne plusieurs d’exemples d’appels au boycott qui sont parfaitement légaux : contre l’Afrique du Sud dans le temps bien sûr, mais aussi contre la Chine lors des Jeux Olympiques ou contre le Mexique lorsqu’une Française y était détenue ou même contre la Corse, à cause de la corruption qui y régnerait. D’ailleurs, plusieurs de ces boycotts étaient soutenus par BHL. Mais quand il s’agit d’Israël subitement l’appel au boycott devient une entrave au commerce ou même une incitation à la haine antisémite (9). Aux Etats-Unis une proposition de loi, qui ne passera sans doute pas comme telle, mais qui a quand même été introduite par 43 sénateurs (sur 100) prévoit des peines allant jusqu’à vingt ans de prison pour appel au boycott d’Israël (10). On subit à nouveau les conséquences de la naïveté de la gauche face à la soi- disant lutte contre la haine.

Comment expliquez-vous cette efficacité ? Quels sont les ressorts du terrorisme intellectuel qui règne aujourd’hui en France ? Comment y résister ?

Tout ce qui précède illustre comment fonctionne ce terrorisme : on sacralise un événement historique unique, l’holocauste, en interdisant d’en discuter, on crée des lois contre l’incitation à la haine en laissant aux organisations antiracistes (dont plusieurs sont en réalité sionistes) le soin de poursuivre devant les tribunaux, on assimile antisionisme radical et antisémitisme ; la presse se lance dans des campagnes régulières contre tout ce qui peut passer pour antisémite ou d’extrême- droite, en procédant à tous les amalgames possibles et imaginables. On ne compte plus les conférences annulées, les salles refusées, les ouvrages non publiés, les carrières mise en péril ou carrément détruites au nom de cette « lutte contre la haine ». Pour résister, il faudrait une qualité qui manque singulièrement dans nos sociétés : le courage. Envoyer nos intellectuels faire un stage dans les camps du Hezbollah serait peut-être une solution (je plaisante bien sûr).

Jean Bricmont

Propos recueillis par Lina Kennouche

»» http://al-akhbar.com/node/281587

Notes :

1 https://www.monde-diplomatique.fr/2001/04/BRICMONT/1829

2 Ecrivain imaginaire qui aurait écrit un livre sur la vie sexuelle de Kant que BHL cite dans son ouvrage De la guerre en philosophie sans se rendre compte du fait que ce livre était un canular dû à un journaliste du Canard enchaîné, Frédéric Pagès.

3 https://www.monde-diplomatique.fr/document/bhlnicaragua

4 voir http://www.nytimes.com/…/cia-primer-tells-nicaraguan-rebels…

5 BHL : « C’est, aujourd’hui, lundi 17 juillet, l’anniversaire du déclenchement de la guerre d’Espagne. Cela fait soixante-dix ans, jour pour jour, qu’eut lieu le putsch des généraux qui donna le coup d’envoi à la guerre civile, idéologique et internationale voulue par le fascisme de l’époque. Et je ne peux pas ne pas y penser, je ne peux pas ne pas faire le rapprochement, tandis que j’atterris à Tel-Aviv. La Syrie dans la coulisse... L’Iran d’Ahmadinejad à la manœuvre... Ce Hezbollah dont chacun sait qu’il est un petit Iran, ou un petit tyran, qui n’a pas hésité à prendre en otage le Liban... Et puis, en fond de décor, ce fascisme à visage islamiste, ce troisième fascisme, dont tout indique qu’il est à notre génération ce que furent l’autre fascisme, puis le totalitarisme communiste, à celle de nos aînés ». http://www.lemonde.fr/…/la-guerre-vue-d-israel-par-bernard-…

6 J.S. Mill : On Liberty, Penguin Books, London, 1982. Première édition, 1859

7 Voir : https://www.les-crises.fr/la-fabrique-du-cretin-defaite-nazis/

8 Pour être précis : « Depuis plusieurs décennies, l’antisionisme est la forme mutante de l’antisémitisme, il en est la dernière expression historique. En raison de cet état de fait, le Parlement européen a raison d’inclure dans sa définition de l’antisémitisme, l’expression de l’hostilité structurée et systématique à l’égard de l’État d’Israël. Cette hostilité discrimine non seulement tous les habitants d’un pays, mais encore expose à la violence toute personne qui témoigne d’un lien affectif ou culturel avec ce pays. » http://www.lefigaro.fr/vox/societe/

9 http://www.france24.com/…/20160120-france-boycott-israel-bd…

10 Voir https://www.congress.gov/bill/115th-congress/senate-bill/720/text et http://uscode.house.gov/view.xhtml ainsi que https://theintercept.com/2017/07/19/u-s-lawmakers-seek-to-criminally-outlaw-support-for-boycott-campaign-against-israel/


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Jean Bricmont est professeur de physique théorique à l’Université de Louvain (Belgique). Il a notamment publié « Impostures intellectuelles », avec Alan Sokal, (Odile Jacob, 1997 / LGF, 1999) et « A l’ombre des Lumières », avec Régis Debray, (Odile Jacob, 2003). Présentation de l’ouvrage Une des caractéristiques du discours politique, de la droite à la gauche, est qu’il est aujourd’hui entièrement dominé par ce qu’on pourrait appeler l’impératif d’ingérence. Nous sommes constamment (…)
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