RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Triple D

Au commencement était le triple D. Pendant que le « triple A » occupe tant d’esprits conformistes et de discours convenus l’on oublie coupablement que ce « machin » si outrancier est la conséquence directe et fatale d’un autre triptyque conçu par les pouvoirs politiques du « monde développé » voilà trente ans déjà . Le triple A n’est rien d’autre qu’une note - au pouvoir certes démesuré - sanctionnant la capacité des instances politiques et économiques à bien faire vivre la croyance dans les bienfaits miraculeux du dieu Marché. Afin que le règne sans partage de ce dernier advint, des hommes à la fois suffisants et insuffisants inventèrent les trois D : déréglementation, décloisonnement, désintermédiation. Les trois verrous qui contenaient la finance dans des limites raisonnables sautèrent et l’on salua cet épisode, largement méconnu ou oublié par les peuples en souffrance, comme une libération trop longtemps attendue. Aujourd’hui, de trop nombreux témoins et acteurs de l’époque feignent l’étonnement. Le temps est donc venu de rafraîchir les mémoires afin de nourrir l’espoir de retrouver un jour la raison.

C’est au tournant des années 1980 que les chantres du néolibéralisme rongeant leur frein depuis quinze ans eurent gain de cause. On écouta leurs recettes prometteuses d’avenir radieux. Des assemblées démocratiquement élues mirent à bas les réglementations régissant la circulation de l’argent, firent tomber les cloisons séparant les divers marchés financiers, supprimèrent le recours obligatoire aux intermédiaires spécialisés en matière de transactions financières. On suscita ainsi un colossal appel d’air qui se concrétisa tout au long de la décennie 1980 par la création de « nouveaux produits financiers » toujours plus alléchants car toujours plus risqués. Des acteurs de plus en plus nombreux prirent l’habitude jouissive d’acheter à terme sans disposer, au moment de leur engagement, de l’argent nécessaire à la transaction et spéculant jusqu’au terme pour se procurer de quoi honorer leur promesse. Puis l’on se mit à spéculer sur les matières premières. Et même sur les denrées alimentaires. Une spirale délirante et incontrôlable était lancée. Bernard Liétard, l’un des anciens responsables de la Banque centrale de Belgique, désormais reconverti dans la réflexion sur les monnaies non spéculatives, a estimé que 97% des mouvements de capitaux ne concernent pas l’économie réelle au sens strict c’est-à -dire celle de la production et des échanges commerciaux. Le capitalisme monstrueusement spéculatif est une machine autonome fabriquant des bulles financières ou immobilières sans cesse plus volumineuses. Comme chacun le sait : le propre d’une bulle est d’éclater un jour ou l’autre. Alors, l’économie réelle, où vivent et travaillent la plupart des individus aux revenus captifs, paie une addition toujours plus lourde.

Le capitalisme tel qu’il est devenu est absurde à de nombreux égards et l’on a peine à croire qu’il ait encore des défenseurs au-delà de la minorité de nantis qui en profitent vraiment. Comment accepter comme une fatalité presque naturelle la « guerre économique » dans laquelle chaque salarié est désormais placé par les froids séides de la finance globalisée en compétition avec son semblable du bout du monde qu’il ne connaît pas et ne rencontrera évidemment jamais ? Quand 70% des ordres d’achat et de vente de la finance américaine sont déclenchés par des automates aux algorithmes « infaillibles » - 50% en Europe - comment ne pas être saisi d’effroi ? Est-il encore compréhensible que les hommes remettent ainsi le sort de l’Humanité aux décisions mécaniques de vulgaires robots ? L’intelligence est ici en faillite. Ce ne sont pas les brillants mathématiciens s’étant prêtés à ce jeu fatidique qui nous persuaderons du contraire. La finance ne connaît que deux états : l’euphorie et la dépression. Elle étend dramatiquement, par son emprise exorbitante, ces pathologies contradictoires à l’économie toute entière.

Les agences de notation financière et l’importance que les acteurs du « capitalisme de casino » leur accordent sont donc l’avatar on ne peut plus logique du monstre engendré conjointement par les pouvoirs politiques et économiques au cours du dernier quart de siècle. On ne peut pas tout à la fois défendre le système de l’économie « totalitaire » dans laquelle la finance est devenue une fin en soi et s’effrayer de la stratégie dangereuse de Standard and Poors. Le système et ses arbitres sont les deux faces de la même créature dévorante. Certes, ces arbitres ne sont pas même fiables : ils validèrent en leurs temps les comptes d’Enron, de Lehmann Brothers et la pratique des subprimes. Les agences de notation n’en sont pas moins les garantes obligées d’une économie pathogène. On ne peut dénoncer leur existence sans dénoncer dans le même mouvement le système qui les justifie pleinement. « A mal nommer les choses, on ne fait qu’aggraver les malheurs du Monde », disait Camus. Deux mots de notre vocabulaire on la même origine : crédit et crédulité. La gigantesque crise du crédit que nous vivons doit maintenant être rejointe par une crise massive de la crédulité des hommes. Le système tombera lorsque nous n’y croirons plus.

Faisons un rêve. Si les hommes inventaient demain une nouvelle notation dans laquelle ils maintiendraient, en guise de pied de nez à leurs défaillants prédécesseurs, le « triple A ». Un A pour l’efficacité de l’économie enfin au service des hommes quand elle les asservit aujourd’hui, un A pour la qualité du lien social quand celui-ci est aujourd’hui sacrifié sur l’autel du Marché, un A pour l’attention soutenue aux écosystèmes aujourd’hui saccagés par la démesure. Ils sont bien là les vrais défis : la crise financière, en partie artificielle, nous détourne des trois crises véritables : crise du partage des richesses, crise du vivre ensemble, crise écologique. Le tocsin devrait sonner enfin.

Yann Fiévet

URL de cet article 15642
  

Même Thème
LA CRISE, QUELLES CRISES ?
Eric TOUSSAINT, Damien MILLET
Les médias et les économistes de la tendance dominante donnent généralement à propos d’un phénomène aussi profond qu’une crise des explications partielles, partiales et biaisées. Cette vision teintée de myopie caractérise tout ce qui touche aux questions économiques. Damien Millet et Eric Toussaint en spécialistes de l’endettement lèvent le voile sur les racines profondes et durables du déséquilibre économique qui caractérise toute la vie sociale. En 2007-2008 a éclaté la crise financière internationale (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

L’un des plus gros mensonges officiels de notre temps est que les États-Unis et le Royaume-Uni sont en guerre contre l’islam radical. De l’Afghanistan à l’Arabie Saoudite en passant par la Syrie et la Libye, les extrémistes islamiques ont été pendant des décennies un allié vital dans leur véritable guerre : contre l’indépendance, l’unité panarabe et la souveraineté économique au Moyen-Orient.

Matt Kennard

Appel de Paris pour Julian Assange
Julian Assange est un journaliste australien en prison. En prison pour avoir rempli sa mission de journaliste. Julian Assange a fondé WikiLeaks en 2006 pour permettre à des lanceurs d’alerte de faire fuiter des documents d’intérêt public. C’est ainsi qu’en 2010, grâce à la lanceuse d’alerte Chelsea Manning, WikiLeaks a fait œuvre de journalisme, notamment en fournissant des preuves de crimes de guerre commis par l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. Les médias du monde entier ont utilisé ces (...)
17 
Hier, j’ai surpris France Télécom semant des graines de suicide.
Didier Lombard, ex-PDG de FT, a été mis en examen pour harcèlement moral dans l’enquête sur la vague de suicides dans son entreprise. C’est le moment de republier sur le sujet un article du Grand Soir datant de 2009 et toujours d’actualité. Les suicides à France Télécom ne sont pas une mode qui déferle, mais une éclosion de graines empoisonnées, semées depuis des décennies. Dans les années 80/90, j’étais ergonome dans une grande direction de France Télécom délocalisée de Paris à Blagnac, près de Toulouse. (...)
69 
Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.