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Kaboul et le désert français

Voilà sans aucun doute une cause d’une peine profonde qui ressort parfois et s’empare de moi, avant de le céder à la confusion et à l’interrogation. Cela ne dure qu’un instant, mais cela dure pourtant et cela se répète. Je parle de ce que j’ai entendu, ou plutôt devrais-je dire “de ce que je n’ai pas entendu”, venu de la France à propos de l’Afghanistan, puis qui enfin a commencé à se dire.

Mais voyons cela d’un peu plus près.

De quoi parle-t-on ? Des risques de terrorisme à partir de l’Afghanistan ? De la “poussée migratoire” probable ? Des droits de l’homme (et de la femme, certes) face aux néo-talibans ? D’autres n’hésitent pas à prêcher dans le “désert français”, ou bien dans le “désert occidental”, comme fait madame Chantal Delsol, pour laquelle j’avais une belle considération, et qui nous chapitre, et dont je découvre qu’elle est peut-être sur une autre planète que la mienne...

Voici madame Delsol exposant avec une clarté inattendue la doctrine universaliste du christianisme en train de sombrer, dont elle ne semble pas distinguer que cette doctrine revue à la lumière de la modernité-tardive est chargée de papes François, de neocons, de BHL-Kouchner, d’avions secrets de la CIA amenant ses tortionnaires à la prison de Bagram ; mais aussi, cette même philosophe nous renvoyant en des temps que les talibans eux-mêmes doivent apprécier, puisqu’il s’agit des temps anciens de notre histoire, jusqu’aux fondements de notre civilisation. Ces fondements ne me sont pas indifférents mais je crois qu’il est possible d’en avoir des interprétations bien différentes, quant à leur application dans les avatars de nos temps courants.

Ainsi madame Delsol hausse-t-elle le débat à la hauteur de sa culture et de son savoir, en des termes qui me laissent pantois par rapport à ce que nous savons de notre long séjour universaliste en Afghanistan, moi qui n’ait pas la fermeté, ni de son savoir ni de sa culture :

« L’échec afghan n’est pas, et de loin, le premier de ce genre, mais il est particulièrement cinglant. Peut-être représente-t-il, par sa violence symbolique et concrète, le dernier cas d’ingérence, sonnant l’hallali de l’universalisme occidental. Le dit “droit d’ingérence” vient chez nous de très loin, de la doctrine chrétienne médiévale et renaissante, et s’enracine directement, pour commencer, dans l’universalisme chrétien. Les référents que nous défendons, estimons-nous, valent pour les humains en général, et lorsqu’ils sont gravement récusés quelque part, nous avons le droit d’intervenir chez les autres afin de les faire changer de comportement. [...]

 » ...L’affaiblissement du christianisme a contribué à l’affaiblissement corrélatif de l’idée de vérité, idée typiquement occidentale née avec les Grecs et les Judéo-Chrétiens. La vérité implique à la fois le doute et la certitude, et la certitude nourrit le droit d’ingérence. Car la vérité est universelle ou n’est pas, la loi de la chute des corps est vraie partout et il en va de même des droits de l’homme : je suis donc en droit de les imposer aux autres puisqu’ils leur conviennent autant qu’à moi, même si ces autres ne le savent pas encore. C’était là le raisonnement de l’universalisme d’ingérence. L’effacement du monothéisme chrétien en Europe, en tout cas sa marginalisation, nous laisse obliquer vers des territoires asiatiques de la pensée : l’impermanence de tout, le flottement, la subjectivité, le syncrétisme. Dès lors, la diversité nous importe davantage que l’universalité, le droit d’ingérence devient sujet à caution. »

Comment réconcilier un William S. Lind, chrétien particulièrement exigeant comme l’est Chantal Delsol, qui parle de “nominalisme” là où Chantal Delsol parle d’“universalisme” ? Lind rapporte en ces termes, dans un passage un peu leste au milieu d’une démonstration plus rigoureuse, de la représentations des institutions “démocratiques” que nous avions offertes aux Afghans, comme un précieux présent de notre “universalisme”, – ou bien est-ce un simple déchet de notre “nominalisme” ?

« Parler à un villageois afghan du XIVe siècle du gouvernement de Kaboul, c’est comme parler à votre chat de la face cachée de la lune. Vous ne savez pas ce que c’est et lui, il n’en a rien à battre. »

Quant au président Macron, quelque peu décontenancé par la tournure des événements, il s’en est tenu, “sur le terrain en Irak”, à quelques constatations opérationnelles qui peuvent avoir, pour qui veut suivre la piste, des conséquences considérables sur le jugement que l’on doit porter sur les vingt et trente dernières années où fleurit la pratique universaliste mais occidentaliste du droit d’ingérence. On admettra que, pour le cas et sans espérer beaucoup plus, notamment pour ce qui concerne la cohérence de sa politique incohérente jusqu’à être nihiliste, il dit quelques mots qui mériteraient d’être complétés, qui auraient inspiré, en d’autres mots et avec une vue bien plus haute, et d’une plume chargée d’une histoire dont Macron ne soupçonne même pas l’existence, un nouveau “discours de Phnom-Penh” au général de Gaulle... Le président Macron, donc :

« “On ne peut pas imposer la démocratie ou un gouvernement depuis l’extérieur”, constate Emmanuel Macron. “C’est ce que nous enseigne la Libye ou l’Afghanistan. Ce n’est pas par la force des armes qu’on va imposer la démocratie quelque part”. »

Il vaut mieux s’en tenir là pour l’instant, tant ce paysage de la communication est parcouru d’emportements, de conceptions et d’avis si divergents, si contradictoires, si pleins de paradoxes s’entrechoquant avec entrain et violence. Le fait est que, pour mon compte, je crois qu’on pourrait avancer que ce qui constitue, depuis des années, le “désert français” en matière de situations et de relations internationales, est en voie d’être complètement bouleversé, comme par surprise et pris la main dans le sable. Je suis en train, tel que vous me voyez, d’être surpris également par la force considérable des effets sur nos conversations et nos perceptions de ce qui n’était au départ qu’une évacuation planifiée d’assez loin du retrait des forces de l’américanisme épuisée et aux abois de cet Afghanistan sur lequel on se casse les dents.

La seule inconnue de ce retrait était la rapidité de la chute de Kaboul. La perfection presque surnaturelle des maladresses et du mâchouillé général du président Biden et de ses généraux divers sur le terrain a servi de mise en scène enlevée à cette chute, et cette chute s’est alors précipitée avec une rapidité à laquelle nous n’étions pas préparés : « la loi de la chute des corps est vraie partout », écrit madame Delsol, – mais elle a l’air encore plus vraie et plus rapide, cette loi, à Kaboul qu’à Paris.

Serait-ce donc la rapidité de la chute du gouvernement afghan, c’est-à-dire la nature même du gouvernement afghan, qui bouleverse tant nos contrées, et particulièrement les consciences de nos parisiennes contrées ? Serait-ce donc qu’on y croyait, que ce gouvernement afghan était vraiment démocratique et donc garant de ce paradis démocratique qu’était devenue Kaboul ? Serait-ce enfin qu’on y croyait, universalistement, que Kaboul était devenu un véritable terreau de démocratie ? Est-il possible que tant de hautes intelligences aient accouché de tant de surprenantes naïvetés ?

Écoutez donc, relisez donc William S. Lind, qui ne fait que dire ce que tout esprit bien né et bien entretenu sait bien depuis le premier jour, depuis la première bombe du premier B-52 du philosophe Rumsfeld heurtant dans le bruit sourd d’une explosion tout à fait américaniste-occidentaliste le sol afghan, le 7 octobre 2001... Car l’on est toujours le taliban de quelqu’un d’autre, c’est une doxa universaliste de notre temps que nous n’avons cessée d’appliquer à la force de nos missiles et de nos tortures-CIA :

« Une autre réponse est que les membres de l’establishment sont presque tous nominalistes. C’est-à-dire que, s’ils donnent un nom à une chose, celle-ci prend une existence réelle dans leur esprit. L’armée nationale afghane en est un parfait exemple. ‘Parce que nous l’appelions une armée, que nous lui donnions beaucoup d’argent, d’équipement et de formation américaines, et que nous connaissions son ordre de bataille, c’était une armée. Mais ce n’était pas le cas. À part quelques unités de commandos, c’était un ramassis de types qui avaient besoin d’un emploi et qui n’avaient que peu ou pas d’intérêt pour le combat. Ces hommes voyaient rarement leur solde, car elle était volée avant de leur parvenir. Les rations et les munitions subissaient souvent le même sort. Cette armée s’est effondrée du jour au lendemain parce qu’elle n’a jamais vraiment existé en dehors de l’esprit des nominalistes de l’establishment.

 » Ce même nominalisme s’est appliqué à l’ensemble du gouvernement afghan. Les nominalistes de Washington pensaient qu’il était réel ; les Afghans savaient qu’il ne l’était pas. Un commandant de bataillon des Marines tout juste rentré d’Afghanistan a bien exprimé cette situation : “Parler à un villageois afghan du XIVe siècle du gouvernement de Kaboul, c’est comme parler à votre chat de la face cachée de la lune. Vous ne savez pas ce que c’est et lui, il n’en a rien à battre.” »

Mais j’ai bon espoir... Alors, je me réjouis de connaître la douce espérance que le désert français des grands esprits confrontés aux dures réalités du temps-présent en temps-réel, soit sur le point de laisser percer quelques jeunes pousses d’une floraison extraordinaire, – celle des vérités-de-situation des tourbillons crisiques qui nous pressent et nous emportent. « Que Cent-Fleurs s’épanouissent ! », comme disait l’excellent président Mao de nos jeunes années, et fassent de ce désert une sorte bien inattendue de “Jardin à la Française”.

30 août 2021

»» https://www.dedefensa.org/article/kaboul-et-le-desert-francais
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