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Du français (III)

La langue d’oïl est la langue romane qui s’est développée au nord de la Gaule, puis dans le sud de la Belgique et dans les îles anglo-normandes. L’appellation « langue d’oïl » vient de « oïl » qui a donné le français « oui ». Dans Vita Nuova, Dante repère deux groupes de langues : celui des langues germaniques dans lequel on dit « jo » et celui des langues romanes qu’il classe en trois langues : une dans laquelle on dit « oïl », l’ancien français, sorte de latin vulgaire où par exemple, l’accent tonique se place sur l’avant-dernière syllabe, avec un amuïssement progressif des voyelles post-toniques (calidus -> caldus), une dans laquelle on dit « oc », une dans laquelle on dit « sì » (l’italien ; à l’époque de Dante, on parlait quatorze dialectes en Italie). L’oïl se subdivise en plusieurs variétés. En Île de France, on parle le français ; à l’est, on parle le lorrain, le champenois, le bourguignon, au nord le picard et le wallon ; à l’ouest le gallo (parlé en Bretagne mais qui n’est pas apparenté au breton, langue celtique) ; au sud-est le franc-comtois ; au sud-ouest le poitevin-saintongeais (fortement teinté d’occitan et à qui les Québécois et les Acadiens doivent beaucoup) ; au sud le berrichon (« cagouille », « aga ! », « chagner », « ça pleut » ; qu’ont fait les oreilles de Chopin de ces berrichonnades ?).

Quand les Gaulois ont-ils cessé de parler latin ? Selon le linguiste britannique Anthony Lodge : jamais. Les historiens de la langue se sont néanmoins efforcés de différencier le « bas-latin » du « protoroman » (langue de transition par excellence) et de l’« ancien français » qui sera parlé du IXe au XIVe siècle. Les Serments de Strasbourg ont été prononcés en langue romane et en germanique (les rois Charles le Chauve et Louis le germanique étaient bilingues et ont juré dans la langue de l’autre) mais ils ont été écrits en langue romane (une langue quelque peu artificielle, le texte contenant des tournures juridiques calquées sur le latin). Les suites royales prêteront serment dans leur langue : celle de Louis en Allemand, celle de Charles en français. Les Serments constituent, selon les linguistes Bernard Cerquiglini et Claude Hagège, « l’acte de naissance de la langue française ». Frédéric Duval (Mille ans de langue française) ne parle pas de génération spontanée mais plutôt d’un lent continuum : « C’est plutôt de scissiparité qu’il s’agirait, d’une séparation progressive et graduelle entre un latin des lettrés et un latin vernaculaire ».

En 813, le concile de Tours demande aux prêtres de prononcer leurs sermons dans le vernaculaire local ou dans la langue tudesque (« rusticam Romanam linguam aut Theodiscam »). Preuve que le latin n’est plus parlé ni compris par le peuple. La Séquence (ou Cantilène) de sainte Eulalie (880), qui raconte le martyre de cette jeune fille, fut le premier texte littéraire composé en langue romane.

Texte en roman avec l’adaptation française

Buona pulcella fut Eulalia. Bonne pucelle fut Eulalie.
Bel auret corps bellezour anima. Beau avait le corps, belle l’âme.
Voldrent la ueintre li d[õ] inimi. Voulurent la vaincre les ennemis de Dieu,
Voldrent la faire diaule seruir. Voulurent la faire diable servir.
Elle nont eskoltet les mals conselliers. Elle, n’écoute pas les mauvais conseillers
Quelle d[õ] raneiet chi maent sus en ciel. « Qu’elle renie Dieu qui demeure au ciel ! »
Ne por or ned argent ne paramenz. Ni pour or, ni argent ni parure,
Por manatce regiel ne preiement. Pour menace royale ni prière :
Niule cose non la pouret omq[ue] pleier. Nulle chose ne la put jamais plier
La polle sempre n[on] amast lo d[õ] menestier. À ce la fille toujours n’aimât le ministère de Dieu.
E por[ ]o fut p[re]sentede maximiien. Et pour cela fut présentée à Maximien,
Chi rex eret a cels dis soure pagiens. Qui était en ces jours roi sur les païens.
Il[ ]li enortet dont lei nonq[ue] chielt. Il l’exhorte, ce dont ne lui chaut,
Qued elle fuiet lo nom xp[ist]iien. À ce qu’elle fuie le nom de chrétien.
Ellent adunet lo suon element Qu’elle réunit son élément [sa force],
Melz sostendreiet les empedementz. Mieux soutiendrait les chaînes
Quelle p[er]desse sa uirginitet. Qu’elle perdît sa virginité.
Por[ ]os suret morte a grand honestet. Pour cela fut morte en grande honnêteté.
Enz enl fou la getterent com arde tost. En le feu la jetèrent, pour que brûle tôt :
Elle colpes n[on] auret por[ ]o nos coist. Elle, coulpe n’avait : pour cela ne cuit pas.
A[ ]czo nos uoldret concreidre li rex pagiens. Mais cela ne voulut pas croire le roi païen.
Ad une spede li roueret tolir lo chief. Avec une épée il ordonna lui ôter le chef :
La domnizelle celle kose n[on] contredit. La demoiselle cette chose ne contredit pas
Volt lo seule lazsier si ruouet krist. Veut le siècle laisser, si l’ordonne Christ.
In figure de colomb uolat a ciel. En figure de colombe, vole au ciel.
Tuit oram que por[ ]nos degnet preier. Tous implorons que pour nous daigne prier,
Qued auuisset de nos Xr[istu]s mercit Qu’ait de nous Christ merci
Post la mort & a[ ]lui nos laist uenir. Après la mort, et qu’à lui nous laisse venir,
Par souue clementia. Par sa clémence.

On note l’utilisation d’articles (li nimini : « les ennemis », lo nom : « le nom », la domnizelle : « la demoiselle », etc.), absents du latin. Certaines voyelles finales du latin sont désormais tombées (utilisation de e ou a pour rendre le son [ǝ] : pulcella : « pucelle (jeune fille) », cose : « chose » etc.). Certaines voyelles sont devenues des diphtongues (latin bona > roman buona : « bonne »). On trouve également dans ce texte le premier conditionnel de l’histoire (sostendreiet : « soutiendrait »), formé à partir du futur et la terminaison de l’imparfait. Pour l’anecdote, on relèvera le destin du mot ”empedementz”. La forme francisée “impediments” a disparu de la langue française. La forme “latine” “impedimenta” (bagages encombrants) est peu usitée. En revanche impediment (dans le sens d’obstacle) est très courant en anglais.

(Á suivre)

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COMMENTAIRES  

04/10/2016 10:02 par Jean-Claude POTTIER

Nous vivons cette époque qui voit la langue française très nettement concurrencée par des greffons étrangers, en particulier l’angloaméricain de la sous-culture produite par le capitalisme en phase terminale. Dresser un tableau historique de son évolution constitue une très heureuse initiative qui permet de mettre en perspective cette introduction massive du tout-anglais devenu ridicule car trop offensif. Il peut arriver qu’on ait envie de rire aux larmes en lisant certains articles truffés d’expressions ou de mots d’origine anglo-saxonne. De sorte que la langue parlée et écrite devient un des enjeux de la lutte des classes et de la souveraineté nationale. Repli nationaliste frileux ? Rigidité franchouillarde ?
On pense dans et par la langue. Et Bernard Gensane déploie une belle énergie à rappeler l’Histoire de notre langue parallèlement à l’Histoire elle-même. Partis de la période gauloise, nous voici en plein cœur du Moyen-Age, qui s’étend quand même sur 1000 ans !!! qui vit les peuples de Gaule puis de France construire la langue nationale. La langue française est le produit tout à la fois des langues régionales, de l’impérialisme romain et des vicissitudes barbares. Durant toute cette période dynamique, notre langue était en formation, elle se développait en formant son propre métalangage. Cela devient de moins en moins vrai : les décisions d’Etat, soumises au choix libéral de la communication, impose un point de vue scientifique largement pensé en angloaméricain. Il en ressort que l’orientation des "élites" se dirigent toujours plus vers un abandon de la conceptualisation en langue française pour la substituer à la conceptualisation en langue anglo-internationale, marquée du sceau de l’impérialisme angloaméricain.
Et c’est bien là que se constitue la pire menace : une langue qui ne théorise plus est une langue en phase d’extinction. C’est très exactement ce qui se réalise et ce d’autant plus facilement que l’angloaméricain est cette langue qui séduit très nettement la jeunesse. Elle passe pour être la langue de la modernité, de la liberté, du loisir, du plaisir. C’est la langue de la pop, du rock, des idoles, du "fun".
A l’inverse, le français passe pour la langue ringarde, provinciale, hors mode.
Il suffit de regarder les titres de chansons et les noms des chanteurs et des groupes pour constater l’évidence : on est complètement américanisés. Du reste, on mange fast food, en anglais dans le texte et dans l’estomac. On s’habille à l’ultramode angloaméricaine : jean, boots, sportwear, leggins, t-shirt, sweat, etc.
Ajoutons la primauté du "box-office" et de l’impact du cinéma US dans notre population pour bien se convaincre que nous subissons un recul de notre culture et de notre langue. Les titres de films ne sont plus traduits, les prononcer en anglais ajoute du prestige.
Mettons en parallèle les cérémonies du 6 juin (Le jour le plus long) et les sondages concernant la Libération et on est bien obligés d’y voir un lien de cause à effet : ce sont bien les US qui ont gagné la guerre contre le nazisme !!!
A rebours, la plupart ignore le rôle dramatique joué par l’URSS dans cette victoire. Nous passons ainsi de la langue à la représentation collective de l’Histoire et de la politique.
Dans ces conditions, on ne peut plus parler de repli frileux ni de réflexe nationaliste. L’enjeu est essentiel. Nous parlons, pensons, mangeons, dansons, chantons angloaméricain. Même les nazis allemands n’avaient pas réussi une telle conquête...
La question de notre langue nationale, langue de culture, elle-même encore impérialiste, qui a donné Descartes, Pascal, Racine, Voltaire, Hugo et Aragon, est une question qui trouve toute sa place dans le combat révolutionnaire contre la bourgeoisie (plutôt Hitler que le Front populaire), le capitalisme et sa phase ultime : l’impérialisme.
On pourrait donc souhaiter davantage de réactions de la part des lecteurs du Grand Soir. En attendant, merci et bravo à Gensane et le Grand Soir qui ont cet immense mérite de provoquer cette discussion.

05/10/2016 21:17 par Francky

La Cantilène de sainte Eulalie, par des mot comme cose, forme des dialectes du Nord et du Nord-Ouest, et diaule (ou diavle), formes du Nord ou du Nord-Est a été décrite par certains comme le premier texte en picard ou en wallon. Mais d’autres mots comme ciel, celle, chielt, chief, mercit, formes plus centrales, à côté de chi (pour qui), menatce ou lazsier montrent que le rédacteur tâtonnait encore pour la notation des affriquées.
Quoi qu’il en soit, ce premier texte français - si on excepte les Serments - ne vient pas de la région parisienne, celle qui donnera ensuite le la pour ce qui est de la langue de référence ; en cela, cette espèce de revanche par anticipation a quelque chose de revigorant.

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