Le Courrier, mardi 12 Février 2008
Pourtant au coeur de la cosmovision indienne, la vénération des anciens n’avait pas encore trouvé sa traduction institutionnelle : jusqu’au 1er février dernier, à peine un aîné sur cinq touchait une retraite en Bolivie. C’est dire si le lancement en grande pompe, ce jour-là , de la « Rente vieillesse universelle Dignité », marque une étape symbolique et décisive pour le gouvernement du leader aymara Evo Morales, en place depuis tout juste deux ans.
Puisé pour grande part dans les recettes pétrolières, ce revenu de 20 à 30 francs mensuels (2/5 du salaire minimum) fait partie d’une série de mesures visant à réduire de moitié le nombre de Boliviens vivant sous le seuil de l’extrême pauvreté. Formellement, la Rente Dignité vient remplacer le Bonosol, une allocation moins étendue et moins dotée, que l’ancien président Gonzalo Sanchez de Lozada avait financée par la vente des entreprises publiques, au moment où il liquidait le système de retraite par répartition.
L’an dernier, un rapport gouvernemental avait annoncé le prochain assèchement du Bonosol. D’où le projet de Rente Dignité, adoptée finalement en novembre 2007, malgré l’opposition farouche de la droite. Selon les estimations de La Paz, près de 600 000 aînés devraient toucher en 2008 les 2400 bolivianos (bs) destinés annuellement aux Boliviens de plus de 60 ans ne disposant d’aucune autre allocation (1800 bs pour ceux qui touchent déjà une rente). « La Rente Dignité est un acte de justice envers les employés domestiques, les chauffeurs de taxis, les mères au foyer, les mineurs, les paysans, tous ceux qui font la richesse du pays mais qui n’ont jamais droit à rien », a proclamé Evo Morales, en référence aux « indépendants » ou informels, qui constituent l’immense majorité des travailleurs boliviens mais n’ont pas accès aux retraites par capitalisation instaurées dans les années 1990 par Sanchez de Lozada.
En 2008, la Rente Dignité redistribuera quelque 250 millions de francs, puisés principalement dans la caisse de l’Impôt direct sur les hydrocarbures (IDH), dont près du tiers lui est désormais affecté. Avec l’allocation éducative Juancito Pinto introduite en 2006 et les politiques d’encouragement à la petite production, la Rente Dignité constitue l’un des trois piliers de la lutte contre la pauvreté monétaire engagée par le gouvernement.
Actuellement, plus de trois Boliviens sur cinq vivent avec moins de 2 dollars par jour, 37% ne disposant même que de moins de 1 dollar. Un taux d’« extrême pauvreté » que La Paz entend ramener sous les 20% d’ici sept ans.
Hautement symbolique et populaire, la retraite universelle à 60 ans représente un pari aussi indispensable qu’audacieux pour un gouvernement confronté à une forte inflation et à une croissance économique bloquée à 4%. Or Evo Morales, qui a vu sa cote de popularité s’éroder, va au-devant d’une année 2008 cruciale, avec l’organisation d’un scrutin sur son projet-phare de nouvelle Constitution et peut-être la tenue d’un référendum révocatoire. Le risque, en revanche, est de voir encore s’envenimer les rapports entre l’Etat central et les régions. Car, de fait, l’allocation vieillesse, telle qu’adoptée par le Parlement bolivien, est ponctionnée pour moitié sur la cassette des communes et des neuf départements. Instauré en 2005 après d’importantes mobilisations sociales mais avant la victoire de Morales, l’IDH avait en effet été orienté par le pouvoir chancelant de l’époque au renforcement des régions contre l’Etat central. Ulcérées par cette ponction, sept des neuf provinces boliviennes ont menacé le gouvernement de « mesures de lutte » et lui ont donné jusqu’au 13 février pour revenir en arrière et trouver un autre financement à la rente. De quoi conforter les dirigeants des riches départements de Tarija et Santa Cruz dans leur stratégie de confrontation en vue de l’autodétermination.
Benito Perez
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