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Hier est la matrice de demain

L’eau était montée, s’était invitée en ville. Le zouave, cet unique vestige du passé, avait assuré le spectacle. K avait cédé à la tentation d’aller voir par elle-même, et elle avait ressenti la force des Éléments, elle qui se sentait simple cellule du corps social, et qui vivait une vie bien réglée.

Comme la situation semblait sous contrôle, rassurée, elle rejoignit son domicile, sa cellule-cocon, au sein de l’un de ces gratte-ciel majestueux qui semblaient défier l’empyrée. Sa demeure était au septième ; un bref instant immobile, les iris analysés, la porte s’ouvrit. Comme dans un rituel, elle se figea pour l’examen médical quotidien : les paramètres vitaux, organiques étaient normaux. Les drones entomomorphes qui l’accompagnaient retrouvèrent leur station de recharge : ces gardiens personnels la suivaient en permanence à l’extérieur pour sa sécurité et pour diffuser la réalité embellie. K gagna le séjour : les parois étaient pareilles à l’accoutumée. Sur le mur aveugle s’affichaient les informations, les images, les messages sélectionnés. Elle préféra s’avancer vers l’immense baie donnant sur le monde. Sublime panorama. Elle avait fait le bon choix, elle se sentait en totale harmonie. Bien sûr, ceci n’était qu’une image, mais quelle image, quelle illusion parfaite : sur la côte de granite rose, les flots venaient se fracasser. Merveilles de la technique, il y avait déjà longtemps que les fenêtres étaient ainsi, des points de vue artificiels sur le monde. Elle se souvenait des vieilles fenêtres, rendues crasseuses par les pluies noires et condamnées pour éviter les suicides. Le suicide était le crime des crimes : la vie de chacun n’appartenait qu’au système, c’était ainsi depuis, depuis...

Difficile pour K de se souvenir du passé quand le présent était empli à ce point d’un déferlement permanent de sollicitations visuelles, sonores et olfactives.

K avait déjà bien vécu, elle en avait connu des changements, des révolutions de la Terre, des « révolutions passives ».

La première dont elle se souvenait, c’était le renversement du droit : le corpus de lois, de règlements avait atteint son paroxysme ; pour le bien commun, il fut décidé non plus de définir ce qui était interdit de par la loi, mais plus simplement de spécifier ce qui était autorisé. Ce fut un soulagement pour tous. La règle des 3C contribua à la simplification : « le bon Citoyen est , à la fois, et le bon Collaborateur et le bon Consommateur ».

Avant, il avait eu la révolution linguistique.

K fit une pause : elle avait appris à dissimuler ses émotions. Elle avait pris l’habitude de garder un visage lisse.

Dans sa cellule-cocon, son environnement était constamment sous contrôle : l’air, les parfums, le fond sonore, les images, tout était réglé selon sa convenance, son humeur du jour, programmable, personnalisable parmi un large choix offert par AL.

AL, c’était l’Ange gardien par excellence, celui qui veillait en permanence sur tout un chacun.

AL, c’était le système, l’être suprême. Au fond de K, une étincelle de mémoire, AL fut l’acronyme de « Algorithme de la Liberté », avant cela avait été HAL, « Heuristique et Algorithme de la Liberté ». Heuristique fut un terme abandonné car devenu anti-système : un terme aussi compliqué ne pouvait qu’inciter à réfléchir, à faire des découvertes non licites. Lors de la révolution linguistique, qui connut plusieurs étapes, les accents, les graves, les aigus, les circonflexes, furent taxés d’archaïsme et furent supprimés au nom de l’accès au savoir. Ensuite, le vocabulaire fut réduit au nom d’une meilleure compréhension : les nuances sémantiques étaient déjà devenues obsolètes selon les termes officiels ; les dérives sémantiques avaient battu leur plein ; « obsolète » avait été à son tour effacé.

K était toujours aux aguets, elle ne voulait pas être trahie : tant de souvenirs qui remontaient en son esprit pouvaient se voir dans sa gestuelle, dans des mouvements oculaires incontrôlés.

Mais K avait pris confiance en elle, à force d’entraînement, elle était devenue maîtresse de ses émotions. Et puis l’éruption en cours la rassérénait.

Le Soleil était en pleine éruption, les particules de haute énergie émises avec violence parvenaient sur Terre. Elles perturbaient sérieusement AL : les données subissaient en permanence d’infimes changements de 0 en 1 ou l’inverse. AL ne pouvait alors traiter, corriger, rediriger les diverses flots recueillis en temps réel et assurer le quotidien à tous, il devait opérer un tri : il assurait le contentement de tous en priorité. AL se heurtait à sa propre finitude et à la vitesse de la lumière qui restait une frontière.

K savait que ces éruptions solaires représentaient une chance à saisir, comme une exceptionnelle conjonction de planètes.

Elle en profitait toujours pour essayer de réactiver sa mémoire, ses neurones, ses idées enfouies comme sédimentées sous des couches d’insignifiance accumulées jour après jour.

Elle redevenait curieuse, curieuse du procès qui amena à la situation qu’elle connaissait. K s’étonnait de se souvenir de ce qu’elle avait cru à jamais oublié. En fait, elle comprenait qu’il suffisait de trouver la porte dérobée pour accéder au tréfonds de sa personne. Et de se laisser guider par le fil de sa pensée.

K regarda encore machinalement au travers de cet ersatz de fenêtre : les parasites, les zébrures, les artefacts dans l’image la rassuraient. AL était malmené, ce concentré d’intelligence pure subissait des assauts invisibles, les tempêtes solaires. Visiblement les tentatives de modification de la magnétosphère terrestre étaient vaines : les orages magnétiques restaient toujours imparables et demeuraient de redoutables adversaires pour le système. Le cerveau de K, frêle matière grise, faisait montre d’une bien meilleure résistance.

Pourquoi ne pas profiter de l’acmé de la crise solaire pour aller plus loin ?

Elle avait le temps : elle n’allait pas être appelée avant demain. AL la réveillerait pour la mission intérimaire qu’il définirait.

K reprit le cours de sa réflexion : elle appréciait ces incursions introspectives, elle aimait se perdre pour mieux se retrouver. Le vocabulaire l’avait toujours intéressée. Elle avait gardé, planqué comme un grimoire, un livre, le livre qui ouvrait le champ des possibles : c’était un dictionnaire. La possession et, a fortiori, la consultation d’un ouvrage ancien n’étaient pas autorisées : à l’évidence, rares étaient ceux qui sauraient encore les lire. Elle se souvenait de formidables autodafés, de ces « actes de foi », qui avaient réduit en cendres ces savoirs essentiels. Elle revoyait les images, réentendait les bruits de ces foules en délire qui avaient entonné « L’ignorance, c’est la liberté ». Elle se remémorait du fait que le papier ne fût plus autorisé au nom de la préservation de l’environnement : le papier était incontrôlable, non modifiable, donc subversif. Puis le mot « subversion » et ses dérivés furent annulés par décret.
On avait simplifié à outrance les mots. La valeur cardinale, c’était la security, autrefois nommée « sécurité », celle-ci fut un temps savamment confondue avec une autre notion, la sûreté individuelle qui avait fini par disparaître. « Security, mon amie », c’était la version holistique de ces mots anciens qui avaient été accusés d’archaïsmes.

Elle replongeait dans le passé, dans son passé : elle redécouvrait la devise « Sécurité et libéralisme ». En son temps, « l’aliénation, c’est la liberté » avait connu un grand succès jusqu’à ce qu’aliénation fût un vocable désuet et dangereux. Plus vieux encore, bien plus vieux, la trinité : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Des mots gravés sur des édifices officiels qui ne furent pas entretenus, et que le temps et la modernité oblitérèrent jusqu’à l’oubli.

K savait que ce type de pensée non licite pouvait transformer son cocon en cellule : AL, en temps normal, aurait instantanément détecté l’infraction en cours et, sur le champ, obturé, éteint tout ce qui donnait une apparence de vie dans la demeure de K. À la première incartade, le cocon devenait prison, les murs devenaient gris, l’air humide et frais, la connexion avec le monde extérieur mutique. En cas de délit plus grave, la malheureuse aurait à connaître les talents des agents du MiniSec. Mais l’éruption solaire faisait rage. K en venait à louer les Éléments. Comme elle avait déjà franchi, outrepassé les limites autorisées, sans réaction de AL, pourquoi ne pas aller plus loin ?

Parcourir les circonvolutions, réactiver des neurones endormis, déverrouiller des synapses ankylosées, remonter le fil de son existence, jusqu’à recouvrer sa conscience, telle était son ambition, telle était sa jubilation. Les mots, les idées, les concepts, les images, les odeurs, les sons du passé, tout ce qui semblait enfoui à jamais ne demandait qu’à refaire surface.

Une boule dans son ventre enflait, comme une catharsis, il fallait que cela sortît. Elle prit donc la résolution d’écrire à la main. Elle avait conservé du papier, un crayon : « faire un trait sur le papier était un acte décisif ».

Comme si, à nouveau, elle reprenait en main sa vie par trop réglée par AL.

L’écriture rendue hésitante par l’absence de pratique, la main et l’esprit enfin libres, K se lâcha, elle n’avait plus peur des conséquences :

« Adieu, le MiniVer, le ministère de la Vérité et son slogan « il n’y a de Vérité qu’officielle ». Qui peut encore croire que les nuages méphitiques se sont détournés à la vue de notre frontière ? ... Sacré MiniVer, c’est aussi le ministère de la Vertu, qui décore les bons clients étrangers et tance ceux qui ne le sont pas...

Aux gémonies, le MiniSec, le glauque ministère de la security, de l’ordre et de la félicité, et ses geôles qui transpirent l’inquisition, qui exhalent des effluves d’urine, et où s’étiolent les Indésirables en compagnie des hôtes habituels, les cafards et les rats... Ses agents ont les coudées bien franches, les mains bien lestes, ils n’ont rien à craindre du MiniJus comme ce dernier n’a ni moyens, ni humanité, il fait plutôt dans l’abattage, à telle enseigne que l’on pourrait facilement le qualifier de ministère de l’ajustice [avec un « a » privatif exprimant l’absence ou la négation]...

Au diable, le MiniLud, ministère du « ludique pour tous », il se borne à faire de notre environnement de gigantesques parcs d’attractions, comme si « distraction » était le maître mot : vivre n’est pas divertir son esprit, mais le nourrir, l’enrichir... Comment ne pas haïr tous ces inconscients qui ont été demandeurs, clients de nouveautés, qui se sont laissé happer par leurs blandices, jusqu’à s’abandonner totalement dans les rets des apparences ?...

Au pilori, le MiniCom, ministère de la communication, du formatage, de l’intox, et sa « pédagogie » pour adultes, et les médias aux mains de AL et de ses affidés, et le principe d’équité qui dissimule mal l’absence d’égalité...

Aux oubliettes, le MiniLab, le sinistre ministère du labeur, de la contrainte, de l’aliénation, de l’intérim, de la flexibilité, où les existences sont réduites à de froides statistiques, à de pratiques valeurs d’ajustement, à de « trop lourdes charges »...

AL, au recyclage, ton temps est compté... Ce que l’Homme a fait, il pourra le défaire... »

Toute la nuit, comme l’éruption solaire se déchaîna et que AL avait montré ses limites, K écrivit son « Cahier de prison », intitulé « Hier est la matrice de demain », qu’elle dédia à George, Franz, Arthur, Antonio, ...

Ainsi donnait-elle enfin un sens à sa vie. Et, en signant d’un L majuscule, ne reprenait-elle pas ce qui lui appartenait jadis ?

Les derniers mots furent : « Ne se laisser dicter ni les sujets, ni le calendrier, mais les imposer à son adversaire.

‘‘L’homme libre est celui qui n’a pas peur d’aller jusqu’au bout de sa pensée’’. »

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