Esquisse d’un drame planifié
Introduction : Le français est une langue historique d’une profondeur abyssale, qui permet en mariant les mots de donner un sens philosophique à ce qui n’apparait à première vue, que comme un drame humain, un « accident imprévisible ». On connait la comédie de « Madame sans gêne ». Il en est ici de même, à l’exception du drame final, qui a dû constater la mort de 40 de nos semblables, sur un viaduc à Gênes, Capitale involontaire de ce « capitalisme sans gêne ». Mais pour comprendre pourquoi et comment les ponts du 21 ème siècle s’écroulent, un regard dans le rétroviseur de l’Histoire est nécessaire.
LES AQUEDUCS ROMAINS : Du temps de Rome, déjà les ponts existaient et ont résisté à l’ouvrage du temps, orages compris. C’est dire si les techniques de maîtrise et l’ingénierie nécessaire aux ponts existent depuis longtemps : « Avant de construire un aqueduc, les ingénieurs évaluaient la qualité d’une source. Ils analysaient la transparence, le débit et le goût de l’eau. Ils tenaient compte également de l’état de santé de ceux qui en buvaient. Une fois qu’un site était approuvé, les géomètres calculaient les meilleures trajectoire et inclinaison du canal, mais aussi sa longueur et sa largeur » [1]. Mais il n’y avait pas que la construction, l’entretien était aussi prévu : « Les aqueducs devaient être entretenus et protégés. Pour cela, la ville de Rome employait à une époque environ 700 personnes. De plus, les ingénieurs construisaient les aqueducs de manière à faciliter leur entretien. Par exemple, les parties souterraines étaient accessibles par des bouches d’égout ou des puits d’accès. Ou encore quand une canalisation avait besoin d’une importante réparation, les ingénieurs pouvaient détourner l’eau temporairement vers un autre endroit. ». L’objectif alors, n’était pas la rentabilité de l’opération mais l’acheminement de l’eau aux « habitants de la cité » (citoyens).
L’ECOLE DES PONTS ET CHAUSSEES : Plus près de nous, l’école des ponts et chaussée, fut créée en 1747 et avait comme objectif Royal de former des ingénieurs susceptibles de définir les règles de construction des routes et des ponts, notamment pour faciliter la marche des armées. Il aurait été déplaisant de voir un pont s’écrouler sur le passage de soldats royaux. C’est aussi par ses routes, que l’unité du Royaume put aussi s’accomplir et non laisser les opérations se dérouler au coup par coup : « Il s’agit alors du début du contrôle progressif et efficace par l’État de la construction des routes, ponts et canaux et de la formation des ingénieurs du génie civil pour l’aménagement du territoire. Auparavant, seigneurs, guildes et ordres monastiques partageaient avec l’État cette compétence et le recrutement des techniciens se faisait au coup par coup. [2]
De ces faits, historiques et lointains, l’humanité sait construire des ponts qui tiennent. Il est donc difficile de considérer que le problème du viaduc de Gênes serait de seule nature technique. Précisons, quand un pond s’écroule c’est toujours pour des raisons physiques, donc techniques, mais la question posée ici n’est pas la méconnaissance de la situation du viaduc, sur le plan technique, mais les causes de fond, les décisions politiques qui ont débouché sur le fait que le pont ne pouvait plus tenir techniquement. Et oui disons-le tout net, au-delà d’un viaduc qui s’effondre, c’est tout un système qui s’écroule.
Tant qu’il n’y a pas de morts on ne gêne pas : Depuis le drame de Gênes la presse révèle que d’autres accidents de ponts ont eu lieu en Italie sans provoquer pour autant la catastrophe de Gênes et n’incite pas, de ce fait, les autorités italiennes à pousser plus avant sur les causes.. Pourtant, il semble qu’une dizaine de ponts se soient écroulés en 10 ans en Italie… [3] mais aucun de ces accidents n’a provoqué le drame humain tel que celui de Gênes, alors « comme cela ne gêne pas »… et que des interventions publiques massives de contrôle et de réparation couteraient chères, on applique le libéralisme le plus éculé… considérant que « ça peut attendre », « On laisse passer ». Il faut dire qu’il ne s’agit plus de reconstruire et d’équiper le pays en infrastructures modernes comme dans les années 50 et 60, il s’agit surtout « d’utiliser le bêton pour en faire de l’or… »
Rien ne gêne les marchés à faire du bêton un support à financiarisation : Dans ce système actuel, tellement dominé par les marchés et les médias au service, lorsque l’on veut démontrer une thèse qui est diabolisé il faut à tout prix utiliser des sources qui soient irréfutables. Qui mieux que La Provence pour synthétiser cet aspect dont le SMS « 1 milliard d’euros de dividendes versé aux actionnaires » est digne de Karl Marx qui écrivait déjà « accumulez, accumulez c’est la loi et les prophètes ». Il y a « le choc de la photo du viaduc écroulé et le poids des mots » : « 1 milliard d’euros de dividendes versé aux actionnaires ». A ce prix- là, la vie ne compte plus…Faut-il écrire beaucoup plus, pour comprendre la raison de l’écroulement d’un viaduc réalisé dans les années 60 et dont les choix techniques et les modalités opératoires n’ont cessé d’être discuté par les architectes… [4]
Des comptes en bêton qui « gênent » la « morale libérale » : Une recherche sur Internet permet d’avoir quelques données économiques sur l’entreprise qui possède plus de 50 % des autoroutes en Italie (Autostrade per l’Italia) société, qui comme il se doit et comme partout en Europe a été privatisée en 1999… aujourd’hui gérée par une société dédiée (Atlantia) et en fait possédée par la groupe Bénetton, entreprise spécialisée dans le vêtement, et dont on se demande comment et par quel raisonnement une entreprise spécialisée dans le vêtement se diversifie dans le bêton…. Ce sont les chiffres qui donnent l’explication. Observons ces résultats de deux entreprises italiennes : « Générali » et « Atlantia ». [5]
- Générali est une entreprise d’assurance qui fait partie des 50 plus grandes entreprises mondiales et considérée comme la N° 3 des entreprises d’assurance. Pour 2017 ces résultats sont :
Chiffre d’affaire de 90,5 milliards, profit de 2,3 milliards de dollars = rentabilité de 2,3 % [6]
- Atlantia pour 2015 les résultats sont :
Chiffre d’affaire de de 6 milliards, profits de 1,2 milliards = rentabilité de 20 % (voir 6)
On comprend mieux ainsi les raisons qui ont poussé Bénetton à investir dans le bêton…les vêtements n’étant là que pour mieux …habiller les profits.
L’Etat « ne gêne plus » : Au lendemain de la seconde guerre mondiale, de la défaite du nazisme, de la victoire des alliés, et se souvenant de la cause générant la montée de Hitler au pouvoir (la crise financière économique et sociale de 1929), les puissances alliées redéfinissent les règles économiques mondiales autour des principales idées de Keynes. L’Etat devient dans ce cadre, un acteur majeur de l’économie. C’est l’Etat qui crée et contrôle la monnaie, les crédits, et alimente le financement de l’économie. Mais l’Etat intervient aussi directement dans l’Economie, en contrôlant directement des entreprises (Nationalisations) et en impulsant la direction (planification- grand travaux). La concurrence et le libre-échange, considéré comme une des causes de la guerre, sont contrôlés. Des services publics sont créés.
Mais, sous l’impulsion des néo-libéraux, de l’arrivée de Tatcher et de Reagan au pouvoir, de l’implosion de l’URSS, et de l’affaiblissement de la « philosophie de la « lutte des classes » comme moteur du progrès et de l’émancipation, les thèses libérales s’imposent à nouveau faisant de l’Etat, l’ennemi de la croissance et du développement, engendrant la dynamique de la mondialisation fondé sur le triptyque « compétitivité, concurrence, libre échange ». On passe alors d’un système économique fondé sur l’industrie productive, base de la création de richesses, à un « capitalisme de flux permanents » (flux financiers, flux de marchandises, flux de main d’œuvre) cause fondamentale des déséquilibres et des crises financières économiques, sociales, migratoires et environnementales actuelles [7], mais aussi cause structurelle de l’écroulement des viaducs. Car l’Etat, pourtant défini comme porteur de « l’intérêt général », loin de freiner ces tendances lourdes du marché, destructeur d’emplois et d’activité de proximité l’encourage, par des décisions facilitant les flux (fiscalité, droit du travail) ira jusqu’à donner à des entreprises privées le soin de gérer les flux (privatisation des autoroutes), qui vu leur masse (le nomadisme salarial des métropoles) deviennent là aussi des marchés rentables (péages autoroutiers).
Ne pas « gêner le trafic » : au-delà de l’orage, de l’usure, des défauts de conception, il y a surtout une cause technique fondamentale qui cache une raison économique structurelle. Le pont conçu dans les années 60 n’était pas prévu pour supporter le trafic de la mondialisation et de ses flux tendus : « “Le trafic sur le pont est dix fois supérieur à celui prévu lors de sa construction. En plus du nombre, le poids de chaque véhicule a aussi augmenté. Je ne pense pas qu’on pouvait l’adapter à une charge si importante. » [8] selon le Figaro : « Avant le drame du viaduc de Morandi, à Gênes, 25 millions de véhicules, venus de toute l’Europe et plus particulièrement de France, passaient chaque année sur ce pont italien. Un axe stratégique, pour le tourisme comme pour le transport de marchandises » [9].Faut-il préciser que les camions de 38 tonnes n’existaient pas dans les années 60. Le « libre échange » est une cause directe…
La Gêne Européenne : Suite à la catastrophe, le gouvernement Italien a aussitôt mis en cause à la fois l’entreprise délégataire de service public et la commission Européenne pour ses politiques de rigueur : « Les investissements qui sauvent des vies, des emplois et le droit à la santé ne doivent pas faire l’objet des calculs rigides et des règles imposées par l’Europe » [10]. Gageons que devant cette catastrophe et la situation d’autres Pays (le réseau Français est lui aussi très dégradé, pour les mêmes raisons d’entretien) [11], la Commission Européenne du « marché libre et non faussé » ne dise trop rien devant des Pays voulant investir pour sécuriser les infrastructures routières. La contradiction serait trop forte.
Le travail « sans gêne » : En fait, la question posée est celle du travail d’entretien nécessaire pour l’entretien des aménagements routiers et des infrastructures qui les supportent (ponts, viaducs etc.). Là encore l’ingénierie publique a défini les critères d’entretien régulier qui de fait, au vu des contraintes budgétaires ne sont pas respectés ni en Italie, ni en France : « un rapport gouvernemental publié en juillet estime que 7% des ponts français ont de ’sérieux’ dommages et présentent, ’à terme, un risque d’effondrement’. Cela représente 840 ouvrages environ. En moyenne, les ouvrages ne sont réparés que vingt-deux ans après l’apparition des premières dégradations, détaille le rapport. Les autorités prévoient que, sans changement de politique, 6% des ponts seront ’hors service’ en 2037 » / France-Info. En fait telle est la nature de la question. Si le travail n’était pas gêné par des considérations budgétaires ou des soifs de profits considérables, l’entretien régulier permettrait de garantir la sécurité collective des installations et de ce fait l’utilisation sans risque des équipements.
Le capitalisme sans gêne : Avec la fin de l’URSS comme système alternatif potentiel, le recul des partis communistes et de l’idée communiste, le déclin du syndicalisme revendicatif, les victoires idéologiques du marché, allant jusqu’à imprimer dans une constitution la philosophie du libéralisme : « le marché libre et non faussé » le capitalisme est devenu « sans gêne ». Il ne se sent plus gêné par rien. 1989 et l’implosion du système soviétique, en faisant disparaître « l’ennemi de classe », de la « guerre froide » a permis au Capitalisme de pouvoir à nouveau régner sans partage, ni concurrence. La boite de pandore ouverte, les effluves les plus malsaines ont pu ainsi se propager sans entraves…au point que Warren BUFFET a pu déclarer : « la guerre des classes existe, évidemment, mais c’est ma classe, la classe des riches qui mène la guerre, et qui est en train de gagner ».
Partout et dans tous les domaines, il impose son point de vue du « profit d’abord » et, fait de l’humain, la variable d’ajustement permanente du système. Il ne faut donc pas s’étonner après que l’emploi ne soit plus que précaire et que cette précarité touchant aussi les viaducs, dans leur entretien du quotidien, les ponts à l’entretien précaire effectué par des emplois précaires…se mettent à tomber.
Un capitalisme sans gènes : Pour finir ce papier de réflexions, il faut bien voir qu’à l’échelle de l’humanité, « le capitalisme est sans gènes », c’est-à-dire sans histoire véritable, profonde, donnant un sens et de ce fait incapable de se projeter. Le capitalisme, à l’image du « moyen-âge » n’est qu’une période très courte de l’Humanité qui quelque part commence à apparaître avec les « villes franches » [12], qui se généralise avec la Révolution Française (la loi « Le Chapelier » en détruisant les corporations, crée le prolétariat) et s’approfondit avec la Révolution industrielle (1870), générant dans le même temps une opposition philosophique et politique radicale et insoumise, appelant à son abolition-dépassement (K.Marx) [13].
Ce capitalisme ne peut être que « sans gènes », puisque ne se projetant jamais dans l’avenir [14]. Tout étant sous la dictature du court terme, le libéralisme, se définissant comme étant une rencontre instantanée entre une offre et une demande qui fixe un prix d’équilibre. On ne peut donc être surpris par ce drame.
OUVERTURE
Les gènes de l’Humanité : Le rétroviseur de l’Histoire doit nous rappeler qu’à l’origine de l’Humanité, se trouve la tribu, qui est le « collectif de vie », de survie, dans un environnement hostile. Chaque membre de la tribu est utile et il n’y a pas de capitaliste pour accumuler des poissons que l’on ne sait pas garder, ni d’argent pour placer en bourse dans des OPCVM [15] de pacotille.
Au vu de notre Histoire, on peut donc affirmer que : « dans un environnement hostile, la meilleure des sécurités individuelle est la sécurité collective ». Et le drame de Gênes comme celui des migrants (en fait nomadisme économique de survie) est la démonstration que la mondialisation, en fait « capitalisme mondialisé » fixe le cadre d’un environnement hostile pour la majeure partie des êtres humains.
Et il faudrait y rajouter que le « libre échange » est une des causes fondamentales du réchauffement climatique du fait des flux incessants de marchandises (en rouge sur la carte), conçus à Paris (du fait de nos ingénieurs), vendus à New-York (Bourse), fabriquées en Chine (sous-traitance industrielle) et redistribuées dans les Pays consommateurs (C.M.A-C.G.M, M.S.C [16] etc.), en utilisant les « portes containers de la mort », car fonctionnant au fuel lourd. L’individualisme marchand a été imposé à « homo sapiens », faisant revenir l’humanité au temps du nomadisme paléolithique…Rappelons ici, que 30 % de nos consommations du quotidien « viennent d’ailleurs ».
Les données et analyses récentes sur le passé de l’Humanité, nous indique qui si Sapiens a survécu, c’est du fait de ses volontés de partage permettant une meilleure organisation et une meilleure efficacité « Les Neandertal chassaient habituellement seuls ou en petit groupes. Les Sapiens, en revanche mirent au point des techniques supposant la coopération de plusieurs douzaines d’individus, voire de bandes différentes. [17]
Ces différences selon le livre sont l’une des raisons de la disparition de Neandertal et la domination de Sapiens. La différence s’est faite sur le partage de la connaissance entre les humains. La « mise en commun » fut donc plus efficace que l’individualisme des « premiers de cordée » qui n’ont jamais permis le ruissellement des richesses.
Le capitalisme n’a donc dans ses fondements, aucune profondeur historique réelle et aucune racine lui permettant d’oser prétendre « être la fin de l’Histoire ». Il reste que pour le remettre à sa place, l’humanité se doit de se rappeler de ses gènes historiques en utilisant le rétroviseur des luttes sociales, matrice historique des « conquis sociaux ». Et devant la déculturation politique de masse imposée par la « dictature du prix » imposé par la propagande du commerce dénommé PUB, commence alors, le plus difficile. Se souvenir d’où l’on vient…
Fabrice
Le 24 Août 2018