RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher

Le goût du fantastique

Elsa Gribinski est une éditrice, une traductrice et une autrice très précieuse. Elle nous propose ici un recueil de petits bijoux de la littérature fantastique qu’elle contextualise et remet en perspective.

Quand on se plonge dans la littérature fantastique, le passage obligé – et cela fonctionne de Maupassant à Lafcadio Hearn en passant par le Cyclope d’Homère – est cette analyse de Tzvetan Todorov, dans son Introduction à la littérature fantastique : « Dans un monde qui est bien le nôtre, celui que nous connaissons, sans diables, sylphides, ni vampires, se produit un événement qui ne peut s’expliquer par les lois de ce même monde familier. Celui qui perçoit l’événement doit opter pour l’une des deux solutions possibles : ou bien il s’agit d’une illusion des sens, d’un produit de l’imagination et les lois du monde restent alors ce qu’elles sont ; ou bien l’événement a véritablement eu lieu, il est partie intégrante de la réalité, mais alors cette réalité est régie par des lois inconnues de nous. Ou bien le diable est une illusion, un être imaginaire ; ou bien il existe réellement, tout comme les autres êtres vivants : avec cette réserve qu’on le rencontre rarement. Le fantastique occupe le temps de cette incertitude ; dès qu’on choisit l’une ou l’autre réponse, on quitte le fantastique pour entrer dans un genre voisin, l’étrange ou le merveilleux. Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel. »

​​​​​​​Si elle existe, la frontière entre le fantastique et ce qui ne l’est pas s’est beaucoup déplacée. Comme Grebinski le pose avec pertinence dans sa préface, « Des siècles durant, le surnaturel fut naturel et l’imagination quotidienne. Les ténèbres engendraient la croyance et nourrissaient la fable ; crédules, on inventait. » Jusqu’à un certain point : les monstres de Pline l’Ancien étaient des animaux anthropomorphiques qui côtoyaient la zoologie ordinaire.

​​​​​​​Le fantastique est marqué par l’irruption dans un monde a priori stable d’où le mystère semblait banni de ce qui n’aurait pas dû survenir. Borges parlait de « monstres nécessaires ». Ainsi les dragons assimilés aux serpents et renvoyant au Diable. En revanche, le monde des fées et des ogres est celui de l’ « il était une fois », donc beaucoup moins menaçant car sans rapport avec la réalité. Faire peur aux enfants ou les charmer, c’est de la roupie de sansonnet comparé à la terreur éprouvée par les hommes d’Ulysse face à celui qui n’a qu’un œil. Le monde de la féérie est celui du faire-croire. Le fantastique est le royaume de l’incertitude, du « ou bien … ou bien » repéré par Todorov. Le monde de l’« Octopus’s Garden » des Beatles est une grotte sous-marine où les enfants se reposent en sécurité entre deux jeux :

We would shout and swim about

The coral that lies beneath the waves

(Lies beneath the ocean waves)

Oh what joy for every girl and boy

Knowing they’re happy and they’re safe

Le monde du Capitaine Nemo (« Nemo », c’est Personne, comme dans Homère) renferme des monstres qui ne « sont pas toujours ce que l’on croit ».

​​​​​​​Quoiqu’en pensent les habitants d’Ussé et les innombrables touristes, le château de la Belle au bois dormant n’existe pas. Dans le fantastique, l’imaginaire ne se développe pas dans un monde imaginaire mais dans un monde bien réel. Comme celui, l’aurait-on … imaginé, d’Erckman-Chatrian, monstre à lui tout seul puisque composé de deux auteurs :

​​​​​​​« Tous les assistants se regardaient, la face livide, les cheveux hérissés.

[…] ‑ Agathe, racontez-nous comment la mort a frappé sir Hawerburch.

​​​​​​​Il se baignant dans le bassin de la source… L’araignée le voyait par derrière, le dos nu. Elle avait faim, depuis longtemps elle jeûnait ; elle le voyait, les bras sur l’eau. Tout à coup, elle sortit comme l’éclair, et planta ses griffes autour du cou du commodore, qui cria : « oh ! oh ! mon Dieu ! » Elle le piqua et s’enfuit. Sir Hawerbuch s’affaissa dans l’eau et mourut. Alors l’araignée revint et l’entoura de son filet, et il nageau doucement, doucement, jusqu’au fond de la caverne. Elle tirait le fil. Maintenant il est tout noir. » (L’araignée crabe).

​​​​​​​La littérature étant d’abord et avant tout une écriture (Duras), Elsa Gribinski souligne avec raison que l’irruption du fantastique peut être servie par le langage, « constamment réinventé », comme chez les Anglais (Swift ou Carroll). Le langage permet tous les subterfuges, tous les artifices, utilisés par les autres genres littéraires, comme quand Alice explique son surnaturel avec des jeux de mots sur les animaux, ou comme quand, dans Le château des Carpathes, Jules Verne s’amuse avec la peur du lecteur sans rompre totalement avec la cohérence du monde. Dans Les Mystères d’Udolphe d’Ann Radcliffe, le surnaturel du château est-il plus important que la perte du père ou les menaces d’un brigand italien ?

Le fantastique peut devenir volontairement banal. Dans La Métamorphose de Kafka, personne ne s’inquiète du changement du héros, sauf le héros lui-même. Il peut être magique et métaphysique comme chez Borges et Bio Casares. Il peut être anticipateur et politique comme chez Wells.

Le goût du fantastique. Textes choisis et présentés par Elsa Gribinski. Paris, Mercure de France, 2018.

URL de cet article 34021
  

Même Auteur
La Désobéissance éthique, par Élisabeth Weissman
Bernard GENSANE
Le livre d’Élisabeth Weissman fait partie de ces ouvrages dont on redoute de poursuivre la lecture : chaque page annonce une horreur, une bonne raison de désespérer, même si, de ci delà , l’auteur nous concède une ou deux flammèches d’espoir. Un livre de plus qui nous explique magistralement, avec rigueur et humanité, pourquoi et comment la classe dominante française met à mort l’État, les valeurs républicaines, la citoyenneté, la solidarité, la société au sens classique du terme. Préfacé par ce grand (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

La guerre préventive a été inventée par Hitler. Franchement, je ne pourrais jamais prendre au sérieux quelqu’un qui viendrait m’en parler.

Dwight D. Eisenhower

L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Comment Cuba révèle toute la médiocrité de l’Occident
Il y a des sujets qui sont aux journalistes ce que les récifs sont aux marins : à éviter. Une fois repérés et cartographiés, les routes de l’information les contourneront systématiquement et sans se poser de questions. Et si d’aventure un voyageur imprudent se décidait à entrer dans une de ces zones en ignorant les panneaux avec des têtes de mort, et en revenait indemne, on dira qu’il a simplement eu de la chance ou qu’il est fou - ou les deux à la fois. Pour ce voyageur-là, il n’y aura pas de défilé (...)
43 
"Un système meurtrier est en train de se créer sous nos yeux" (Republik)
Une allégation de viol inventée et des preuves fabriquées en Suède, la pression du Royaume-Uni pour ne pas abandonner l’affaire, un juge partial, la détention dans une prison de sécurité maximale, la torture psychologique - et bientôt l’extradition vers les États-Unis, où il pourrait être condamné à 175 ans de prison pour avoir dénoncé des crimes de guerre. Pour la première fois, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture, Nils Melzer, parle en détail des conclusions explosives de son enquête sur (...)
11 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.