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Le management n’est pas neutre

Dans « Libres d’obéir. Le Management, du nazisme à aujourd’hui » publié aux éditions Gallimard, Johann Chapoutot démontre que le management, n’est pas neutre. C’est Bad Harzburg, un ancien fonctionnaire de la SS qui termina la guerre avec le grade d’Oberführer (général), qui forma après-guerre un institut de formation au management, qui accueillit au fil des décennies l’élite économique et patronale de la République fédérale d’Allemagne : plus de 600 000 cadres issus des principales sociétés allemandes y ont appris, grâce à ses séminaires et à ses nombreux manuels à succès, l’organisation hiérarchique du travail par définition d’objectifs en demeurant libre de choisir les moyens à appliquer pour y parvenir. Passé les années 1980, d’autres modèles prendront la relève dans la façon de « gérer » les hommes et les femmes afin d’obtenir le maximum de rentabilité.

Du paternalisme au management cool qui flatte les égos, il en existe plusieurs sortes. Ici, je vais te parler d’une forme particulièrement pernicieuse. Pour rappel, les techniques de management mises en place à France Telecom ont conduit 58 personnes (1) au suicide. Le harcèlement est devenu une méthode de management, isoler les individus, supprimer leurs repères, enlever leurs habitudes pour pouvoir ensuite les reformater aux nouvelles méthodes de l’entreprise. Un système qui dévoie les mots et manipule l’inconscient des travailleurs. Les salariés, ces variables d’ajustement deviennent des collaborateurs, et les plans de licenciement prennent le joli nom de plan de sauvegarde de l’emploi. C’est l’ère de la communication instantanée, avec bien sûr des mails froids, impersonnels et d’où toute politesse a disparu. Ce système de communication dans l’urgence oblige le personnel à être plus réactif, à poser moins de questions, court-circuite souvent les cadres intermédiaires.

La restructuration des services par la mise en compétition et la concurrence des salariés permet sous couvert d’une pseudo convivialité, de supprimer les pauses à la machine à café, ou les bavardages à la photocopieuse. Notre taux de productivité est l’un des meilleurs au monde (2), mais cela ne suffit pas aux actionnaires. Il faut que l’on produise à 100% ; finies les petites coupures qui permettaient de décompresser. Lorsque le salarié arrive à saturation, la dépression le guette, allant parfois jusqu’au suicide ! Si, avant de se suicider, le salarié « suicidait » d’abord deux ou trois personnes de sa direction responsables de cette situation, le problème serait pris beaucoup plus au sérieux. Mais tant que ce ne sont que les sans grades qui meurent, cadre ou ouvrier, nous sommes tous des sous-fifres du système ! Chaque salarié a besoin de reconnaissance, de sécurité et de communication, ainsi que de comprendre ce qu’il fait. A la place de cela, tout est mis en place pour lui faire perdre sa dignité et le placer dans l’insécurité de l’avenir par un chantage permanent. Il faut être le meilleur à son poste sinon ... Dans un tel contexte, des petits chefs sans envergure peuvent faire ressortir leurs plus mauvais instincts avant d’être eux-mêmes broyés par le système.

Lors de restructurations les cabinets conseil ou d’audit préviennent qu’il ne faut pas surestimer la phase de révolte du salarié, qu’après une période de dépression le salarié acceptera le changement. Ces spécialistes préconisent aussi la technique dite de « La Consultation » au sein des entreprises. Pour donner l’impression d’une écoute, les dirigeants peuvent demander aux cadres, ou parfois, à l’ensemble des salariés de s’exprimer. Mais cette démarche est destinée à donner l’illusion d’une concertation en donnant de l’espoir, puis de faire perdre de l’énergie à la majorité des participants, car à la fin le plan prévu par les dirigeants se mettra en œuvre. Ces réunions servent aussi à débusquer « les brebis galeuses » ; ceux qui ne rentrent pas dans le moule et qui risquent de contaminer leurs collègues feront l’objet de traitement particulier, les techniques d’isolement, de persécution, et punitives seront largement utilisées.

Certaines entreprises, sont de véritables zones de non droit, la destruction du code du travail et la dégradation des conditions de travail précarisent les salariés et les soumettent à une pression continuelle (3). Ce que nous n’accepterions pas dans la vie de tous les jours nous le supportons au travail. Nous nous vendons jour après jour pour un salaire qui nous permet parfois juste de survivre, dans des conditions humaines et sociales souvent déplorables. Sans salarié, aucune entreprise ne peut fonctionner, alors que des entreprises fonctionnent sans patron, les coopératives ouvrières, les scoops et les différentes expériences d’autogestion le prouvent. Malheureusement le système capitalisme n’aime pas les contre-modèles, et si l’expérience prend de l’ampleur, il cherchera à les mettre en difficulté d’une manière ou d’une autre. Il ne peut pas laisser prospérer de « mauvais élèves », ça risquerait de donner des idées à d’autres. Ce qu’il nous manque c’est de la volonté et de l’audace, ils pensent nous avoir définitivement domestiqués ! Pour cela ils nous endettent, nous abrutissent avec leur télé et leurs émissions débilitantes et nous parlent sans cesse d’insécurité... il est vraiment temps d’agir !

Livres à télécharger gratuitement

REF :

(1) Editions Législatives, le 23/04/2019, « Suicides de France Télécom : les syndicats attendent la reconnaissance d’un harcèlement moral généralisé ». (2) Le Monde, Blog de Thomas Piketty,le 05/01/2017 « De la productivité en France et en Allemagne ». (3) Novethic.fr, le 16/03/2023, « Santé mentale : un salarié sur deux en situation de détresse psychologique ».

 http://2ccr.unblog.fr/2024/05/02/le-management-nest-pas-neutre/
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COMMENTAIRES  

14/05/2024 09:27 par Tardieu Jean-Claude

 "Le système capitalisme n’aime pas les contre-modèles, et si l’expérience prend de l’ampleur"... quel "contre-modèle", le socialisme ? Évidemment non, des "contre-modèles" compatibles avec le capitalisme, de type autogestionnaire, la grande illusion qu’on nous ressort tous les 50 ans !

 "Ce qu’il nous manque c’est de la volonté et de l’audace"... je croyais plutôt que c’était l’absence d’une stratégie et d’une issue politique qui nous faisait cruellement défaut.

 "Ils pensent nous avoir définitivement domestiqués !"... ils ont de quoi effectivement !

 "Ils nous endettent, nous abrutissent avec leur télé et leurs émissions débilitantes et nous parlent sans cesse d’insécurité... il est vraiment temps d’agir !... mais pas de construire un parti qui organiserait des centaines de milliers de travailleurs et dans lequel des millions se reconnaîtraient, surtout pas ! Ce n’est pas le sujet. Je sais, ce n’est jamais le sujet !

Un "contre-modèle", j’en ai trouvé un que je ne conseille pas particulièrement, bien que : prendre sa retraite le plus tôt possible, je l’ai prise entre 35 et 40 ans, j’en ai 68, pas vraiment soixante-huitard attardé, je suis rentier (pauvre) depuis plus de 30 ans. À défaut de socialisme, hélas, au moins j’aurai profité de la vie...

Et puis, j’avais travaillé dans 45 entreprises en France et en Inde, de la boutique à la multinationale, de plusieurs nationalités, dans des secteurs d’activité très divers, de balayeur à directeur pour finir enseignant (diplômé), par mes différentes fonctions, j’ai visité des milliers d’entreprises. En lisant cet article, j’ai retrouvé ce que j’ai vécu à partir de 1971, rien de bien nouveau : Autoritarisme ou abus de pouvoir, injustice, discriminations, insultes, infantilisation, culpabilisation, infériorisation, harcèlement, humiliations, etc. l’esclavagisme moderne, quoi !

Rien que pour cela, le capitalisme ne mériterait-il pas d’être aboli  ? N’est-ce pas le principal enseignement politique à retenir ?

16/05/2024 12:44 par Vincent

Le management est malin ou perfide. Efficient ne rime ni avec humain ni avec empathe.
Voici pour l’illustrer un petit bout de vécu, on est quelque part entre 2001 et 2006 :
Pendant que mes potes boursiers vont à la FAC pour obtenir les diplômes qui leur permettront de gagner mieux qu’un SMIC à vie, je travaille comme intérimaire chez Manpower, qui m’envoie chaque jour sur la plateforme logistique Ouest de Carrefour qui se situe à Carpiquet près de Caen.
Chaque jour, j’attends jusque 17h que le téléphone sonne pour savoir si oui ou non je serais en mission à 1h30 du mat’ : Rien de bien stressant, tu vois ?
Le bâtiment, un gigantesque hangar, fait plus de 800m de long, et est flanqué de quelques 53 quais de chargement/déchargement de chaque côté.
Je bosse donc de nuit, et -bonus- dans la zone frigorifique.
Pour la faire courte, on réceptionne les colis de viande de chez Charal, Bigard & Co. et les yaourts de chez Danone, Yoplait, Mamie-Nova, etc. et nous éclatons les palettes venant des usines pour re-palettiser les colis à destination d’un très grand nombre de magasins dans l’Ouest.
Le rythme, si tu veux bénéficier de la "prime de productivité" qui améliore un peu ton SMIC déjà amélioré par l’horaire de nuit, c’est 240 colis/heure. C’est -vraiment- rapide.
La sale de pause s’apparente à un local pour ordures, tout est très sale, très, très glauque et t’as pas envie d’y passer plus d’1/4 h pour engloutir un sandwich et la dose de sucre de ton choix. Je préfère ne pas te parler des chiottes : le mieux c’est de ne pas y aller du tout.
Tout temps que tu perds voit immédiatement fondre ton quota sur l’ordinateur qui fait office de contremaître.
Chaque jour, chacun manutentionne environ 6 tonnes de marchandises. C’est le rêve. Amazon n’a rien inventé.
NB : j’ai bossé là avant que ne soit installé le système de micro-casque par commande vocale :
Depuis, quelqu’un au même poste devra donc répondre environ 1700 fois par jour : "OK !" à un robot connecté qui lui donne des ordres avec une voix de synthèse !
D’aucuns -qui planent et croient encore au "Progrès"- osent encore penser que la technologie aide l’humain à s’affranchir de tâches avilissantes : C’est l’inverse. Ils préfèrent sans doute ne pas comprendre qu’il reste de l’emploi humain là où sa dextérité fine lui permet encore d’être moins cher et plus rentable à payer au lance-pierres qu’un p.tain de robot !

Maintenant que tu as le contexte, parlons ressources humaines :
Sur cette plateforme l’effectif se compose d’environ 25% d’intérimaires, qui s’activent avec les titulaires. Ces derniers bénéficient du CE, intéressement, participation, 13ème mois, etc. Et puis ils courent moins que nous.
Parce qu’aux intérimaires on promet que si tu bosses bien, au bout d’un an et demi de renouvellements quotidiens de ton contrat, tu pourras envisager le Saint CDI.
Donc un intérimaire ainsi motivé sera environ 15% plus productif qu’un titulaire au même poste : il est plus efficient, il court mieux et plus longtemps, il est plus prompt à aller jusqu’à la tendinite pour prouver son envie d’embauche qui le sortirait, au moins au plan du statut, d’une forme de la précarité.
Et puis, au bout d’un an et demi à éclater 240 colis/heure avec une régularité exemplaire, on te fait comprendre que bah non, désolé, et on te remplace aussi simplement que ça. Ciao !
Parce que du point de vue de la DRH, gérer de la sorte sa flotte d’intérimaire permet d’entretenir un turn-over de troupes fraîches et ultra-motivées, bien plus efficientes et rentables que les titulaires CDIfiés dont le rythme pourrait sembler "plan-plan" en comparaison.
Voilà : C’est ça un BON management !
Après ça j’ai -entre autres- bossé pour La Redoute, de nuit, en intérim.
Le rythme de traitement des colis 24h est sidérant. On recevait chaque nuit le semi-remorque chargé intégralement en vrac d’une infinité de colis, et on triait tout ça toute la nuit avant de finir avec la manutention des meubles qui étaient chargés tout au fond...
Même chose : un an et demi assidu et à fond, avec le CDI comme la carotte au bout du bâton, on te prend toi comme intérimaire parce que t’es bon et bien intégré à l’équipe, et puis rien : dégage, on n’a plus le droit de te renouveler mais on ne va pas non plus plomber la boîte avec une charge salariale un tantinet supérieure à ce que coûte un intérimaire...
Le management c’est efficace, c’est fait pour assurer la rentabilité.
Macron est un bon manager, en dépit d’un charisme et d’une autorité négatifs, parce qu’il sait être froidement inhumain et bien servir l’intérêt du Capital à broyer l’humain sur l’autel de la cupidité.
Rien de neuf quoi.
Et sinon : je t’ai déjà dit que j’avais la rage ?

21/05/2024 11:49 par Andres

Merci pour cet article. Je viens de le mettre en forme de tract pour le distribuer aux salariés de mon entreprise (multinationale) avec le lien de la source en bas.

J’espère qu’il sera lu et surtout compris. ;-)

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