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Les mots des patrons

Une jeune nageuse discute avec son entraîneur avant une compétition :

—  Je voudrais nager le 200 papillon plutôt que le 200 nage libre.
—  C’est toi qui décides. Il faut voir si ton choix entre dans le cadre de ton projet.
—  Bien, ce sera le pap.

Dans cette discussion, technique, ces deux personnes, unies comme les cinq doigts de la main, étaient dites par le discours dominant (Oswald Ducrot, Le dire et le dit), aujourd’hui celui du capitalisme financier. En effet, tout ce que nous disons (le dit) n’est – à de rares exceptions près – qu’une reprise, une paraphrase, un commentaire d’une superstructure qui nous dépasse, qui nous englobe, le dire. Toute énonciation étant polyphonique. Ici, la nageuse se retrouvait face à elle-même : si elle ratait son coup, la faute serait sienne ; si elle réussissait, une partie de son succès rejaillirait sur son entraîneur. Et puis, surtout, elle était victime d’un concept popularisé ad nauseam par le banquier éborgneur et emmerdeur lors de son dernier discours de campagne en 2017, de manière hysrérique dans la forme mais très réfléchie quant au fond : le projet.

Dans l’idéologie et la pratique du capitalisme financier, le projet a recouvert le programme. La gauche et une partie de l’extrême gauche ont été piégées par ce glissement. Or les deux mots ne sont nullement synonymes. Un projet, c’est « l’image d’une situation, d’un état que l’on pense atteindre » (Le Robert). C’est un travail préparatoire, une ébauche qui n’engage pas forcément son auteur. Un programme, c’est – si l’on se réfère à l’étymologie – ce qui est écrit à l’avance et qui annonce quelque chose de précis. Les gens de ma génération se souviennent des mois de lutte féroce, en 1972, entre les élaborateurs puis les signataires du Programme commun de la gauche, les communistes d’une part et les autres forces de gauche d’autre part, à propos du sens à donner à pratiquement chaque mot, chaque virgule, de ce programme qui engageait, liait, contraignait des gens qui devaient gouverner ensemble.

Pour plaisants qu’ils puissent être, les glissements sémantiques sont idéologiques et témoignent de l’aliénation des sujets. Á titre d’exemple, j’avais, il y a quelques années, disserté brièvement sur la portée idéologique, donc certainement pas innocente) de l’utilisation de l’adjectif « beau » au détriment de « bon » dans « belle journée », « bel après-midi », « belle année ».

Depuis une vingtaine d’années, le capitalisme financier a réussi une entourloupe de très grande envergure : imposer au peuple – sans douleur, sans contraintes apparentes – le sens qu’il donne aux mots (à des centaines de vocables), la plupart du temps en contradiction avec l’usage commun et reconnu jusque-là. En 2008, Laurence Parisot, ancienne patronne des patrons, l’exposait sans vergogne : « En à peine plus de deux ans, nous avons installé la parole de chefs d’entreprise dans tous les débats publics. Nous avons remis des mots à la mode, lancé des slogans et forgé des concepts. Tous ont acquis la force de l’évidence. Rappelez-vous le premier d’entre eux : réconcilier les Français avec l’entreprise. N’ayez aucun doute, cette réconciliation est en marche ! ». C’est d’ailleurs depuis qu’on se réconcilie comme des fous que le « dialogue social » a remplacé les « négociations salariales », les chères « négos » d’antan. L’utilisation du verbe « porter » fut également assassine. Les pratiques militantes ont commencé à avoir du mou lorsque – il y a une vingtaine d’années – les responsables politiques de gauche ont mis ce verbe à toutes les sauces. D’abord les socialistes, puis les communistes, la CGT, même le NPA. La droite a suivi. Ainsi, on « porte une revendication », on « porte un programme », ce qui ne veut rien dire, mais ce qui fait très « partenaire social ». Comme si on portait des fleurs ou des escarpins. On a donc cessé de « défendre » une revendication (ou de la « soutenir »), on a cessé de vouloir « imposer » un programme. Enfin, je pourrais mentionner l’usage massif du mot « collaborateur » en lieu et place d’« employé ». L’autre jour, je fais le plein à la station Total proche de chez moi. Au moment de payer, je plaisante avec le caissier : « alors, la baisse du carburant, c’est pour quand ? Vous qui êtes un professionnel, vous devez le savoir... »

— Non, me dit-il, je ne suis qu’un collaborateur.

Dans le monde lisse, bisounours, mais tellement cruel du capitalisme libéral, il n’y a que des collaborateurs, en d’autres termes, des gens qui travaillent ensemble, au même niveau. Le caissier de la station se situait – malgré lui je n’en doute pas – au même niveau que Patrick Pouyanné, le PDG de l’entreprise, qui mérite d’être mieux connu. En 2018, il assiste, contrairement à d’autres grands patrons, au forum économique de Riyad au moment où l’Arabie saoudite est fortement soupçonnée d’avoir commandité l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi. Fin septembre 2019, il annonce vouloir augmenter le dividende versé aux actionnaires de Total, de 5 ou 6 % contre 3 % jusqu’alors. En janvier 2020, il déclare que le débat sur le réchauffement climatique est « trop manichéen, trop faussé », et invite à ce que « tout le monde retombe un peu sur Terre sur ce sujet énergétique. » Lors de la crise liée au Covid, et alors que l’État le lui demande, Pouyanné refuse de réduire les dividendes versés à ses actionnaires (Total est la plus grande entreprise française avec 900 filiales dans le monde). Il envisage de leur verser 7 milliards d’euros en 2020 alors que les profits de l’entreprise sont en baisse.

Bref, quand on fait passer des mots à la trappe, ce sont les idées que ces mots incarnent (et non pas « portent ») qui disparaissent.

Nommer les choses c’est les faire exister, à dit Jean-Paul Sartre, car on fait apparaître le sens sous le signe (Senghor). Á ce titre, la manière dont les patrons ont nommé leur principale organisation depuis le milieu du XIXe siècle est très instructive. En 1864, on parle de « Comité des forges ». La France est en pleine révolution industrielle et seule la sidérurgie compte. Á l’époque, il n’y a guère que Marx pour évoquer le saccage de la planète par cette lourde industrie. Le plus savoureux est que, comme les ouvriers, les patrons ont interdiction de s’unir, de se réunir même (loi Le Chapelier de 1791). Ce comité défend les intérêts professionnels des sidérurgistes suite à la signature d’un traité de libre-échange signé en 1860 avec l’Angleterre qui menace leurs intérêts. 1901 voit l’Union des industries et métiers de la métallurgie (UIMM). Le grand patron Eugène Schneider souhaite « travailler au groupement d’industriels qui, jusqu’à présent, n’avaient pas encore jugé nécessaire de se réunir en comités patronaux ». Il faut d’urgence « organiser l’entente des patrons afin de résister aux grèves des ouvriers. » En 1919 est créée, à l’instigation du gouvernement, la Confédération générale de la production française (CGPF) qui, sous la pression du grand mouvement social de 1936, avec la CGT comme fer de lance, signera les « Accords Matignon ». La révolution n’étant plus à l’ordre du jour, de nombreux patrons dénoncent la « capitulation » de la confédération qui laissera la place, en 1945, à la Confédération nationale du patronat français (CNPF). Enfin, en 1998, naît le Mouvement des entreprises de France, le Medef. Plus de patrons, plus de syndicat, plus de confédération : des entreprises en mouvement. Comme LAREM, “ en marche ”. Avec cette idée que le mouvement est perpétuel, que les patrons iront toujours de l’avant, sans jamais être satisfait de l’état des choses.

Apparaît alors le discours de l’entraîneur de natation cité plus haut. Chaque nageur – pardon : chaque salarié – est responsable de son projet dans un processus d’individualisation. Le collaborateur est un acteur capital de son développement. Aux million deux cent mille entrepreneurs français affiliés au Medef, Florence Parisot le dit avec des fleurs, autrement dit avec des mots qui veulent tout dire et rien dire. Chacun doit être « responsable, solidaire, éthique, désireux de progrès, réaliste, économe, pragmatique, décidé, sérieux, concentré, curieux, engagé, solide. » (Vivement l’avenir, 2009). Elle a oublié « modeste ». Chaque salarié doit s’investir comme s’il était propriétaire de son « outil de production ». Chacun sera évalué, les ouvriers y compris, dans une optique d’une culture du résultat. Donc chacun sera en compétition avec l’autre.

Alors que jusqu’en 1997, le mot « démocratie » était totalement absent des textes patronaux, il apparaît à partir de 1998 dans l’expression « démocratie sociale », qu’il faut, bien sûr, « rénover » et préserver des empiètements, des atteintes de l’État. Donc préférer le contrat à la loi. Il faut « pacifier » les relations sociales entre partenaires institutionnels avec pour objectif, rarement proclamé, de subordonner les chers « collaborateurs » aux exigences du capitalisme financier.

La pieuvre libérale est subtile et son poison est doux. Je discutai à la fin du XXe siècle avec l’ancien président d’ATTAC. Il revenait de Bruxelles où il avait rencontré un syndicaliste français éminent, autrefois figure de la CGT, en poste dans les institutions européennes. Il me dit que ce grand militant parlait désormais la novlangue du système. « Ne serais-tu pas piégé, toi aussi, si tu étais à sa place », lui demandai-je ? « Si, probablement », admit-il, « raison pour laquelle, si on est contraint d’aller à Bruxelles ou, d’ailleurs, dans toutes les institutions internationales, il ne fait pas y rester plus de deux ou trois ans. »

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Depuis 1974 en France, à l’époque du serpent monétaire européen, l’État - et c’est pareil dans les autres pays européens - s’est interdit à lui-même d’emprunter auprès de sa banque centrale et il s’est donc lui-même privé de la création monétaire. Donc, l’État (c’est-à -dire nous tous !) s’oblige à emprunter auprès d’acteurs privés, à qui il doit donc payer des intérêts, et cela rend évidemment tout beaucoup plus cher.

On ne l’a dit pas clairement : on a dit qu’il y avait désormais interdiction d’emprunter à la Banque centrale, ce qui n’est pas honnête, pas clair, et ne permet pas aux gens de comprendre. Si l’article 104, disait « Les États ne peuvent plus créer la monnaie, maintenant ils doivent l’emprunter auprès des acteurs privés en leur payant un intérêt ruineux qui rend tous les investissements publics hors de prix mais qui fait aussi le grand bonheur des riches rentiers », il y aurait eu une révolution.

Ce hold-up scandaleux coûte à la France environ 80 milliards par an et nous ruine année après année. Ce sujet devrait être au coeur de tout. Au lieu de cela, personne n’en parle.

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