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« Belle » journée !

Des linguistes, des sociologues l’ont exprimé il y a bien longtemps : la langue que nous parlons n’est pas en nous. Nous sommes dans la langue. Une des raisons pour lesquelles, lorsque le capitalisme financier nous oblige insidieusement à nous exprimer en anglo-américain, dans la langue de Wall Street, en globish, il se commet un crime d’acculturation contre notre intelligence, notre intégrité, notre identité.

Nous entrons dans la langue comme dans un costume déjà taillé pour nous. En tant que “ garçon ”, je ne peux pas me représenter à quel point une fille française, souffre lorsqu’on lui dit, dès la prime enfance, qu’elle appartient par raccroc au genre humain car elle n’est pas un “ Homme ”. Comment reçoit-elle, dès les petites classes, la notion que, en grammaire, en “ bon français ”, le masculin l’emporte sur le féminin ?

Ce costume prêt-à-porter dans lequel nous entrons tout petits, la langue de notre mère, la langue de l’école, est, comme l’a formulé Émile Benveniste, « nécessairement l’instrument propre à décrire, à conceptualiser, à interpréter tant la nature que l’expérience, donc ce composé de nature et d’expérience qui s’appelle la société. » En deux lignes, Benveniste établit magistralement le rapport dialectique qui m’unit à ma langue et à mon milieu. Ce rapport saute dès lors que je suis aliéné quand je parle dans une autre langue que je domine mal. Lorsque l’Anglais dit « the sky is blue », il exprime à 99% la même chose que le Français pour qui « le ciel est bleu ». 99% car nous ne vivons pas le même bleu ni peut-être la même conception du ciel. Il n’en va pas ainsi lorsque « middle class » envahit le français au détriment de « bourgeoisie » par le biais de « classe(s) moyenne(s) ou quand la notion de « caisse de retraite » est remplacée par « fond de pension » par le biais de « pension fund ».

Et « belle » journée dans tout cela ? Maurice Merleau-Ponty avait établi un principe phénoménologique très simple : « L’esprit du langage ne tient pas que de soi ». Je ne peux parler et recevoir qu’un langage que je comprends déjà et qui existait avant moi. En d’autres termes, ma parole accomplit ma pensée déjà constituée. Merleau-Ponty disait que la parole parlée était antérieure à la parole parlante. Je ne suis jamais le premier à dire quelque chose. Mes paroles surgissent dans un monde où le langage travaillait avant moi. Lorsque je souhaite à quelqu’un la « bonne année », il y a dans « bonne » bien d’autres choses que dans « cette soupe est bonne ». Il y a deux mille ans d’histoire, de vie sociale, de rites. Lorsque je souhaite à quelqu’un qui part en vacances un « bel été », je lui souhaite autre chose qu’un « bon été ». En parlant, je nomme le monde et je le transforme. Je donne une forme à un monde déjà constitué.

Depuis un an ou deux, les neuneux des médias ne font plus la différence. Ils se copient les uns les autres sans vraiment savoir ce qu’ils font. Si l’on me souhaite une « bonne » journée, il me revient de faire en sorte que cette journée soit bonne, que je la prenne bien en main. Si l’on me souhaite une « belle » journée, je m’en remets à la Providence, je ne suis responsable de rien. Quoi que je fasse, cette journée sera belle … ou pas. De même, on espère qu’il fera « beau » temps, et non « bon » temps. Un sportif réalisera un « bon » temps, pour lui ou dans l’absolu, et une « belle » performance, à nos yeux. Et puis, le matin, on se salue par un « bonjour » et non un « beau jour » !

Le glissement de « bonne » journée à « belle » journée témoigne de notre effacement en tant que sujet, du fait que nous sommes de plus en plus gouvernés dans nos vies et dans nos esprits par des forces qui nous sont supérieures, par la Divine Providence de l’ordre impérial qui dit rarement son nom.

Bernard GENSANE

PS 1 : Pour mémoire, ma courte analyse des conséquences idéologiques de l’utilisation massive du verbe “ porter ”.

PS 2 : mon 700ème article dans les colonnes du Grand Soir !

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COMMENTAIRES  

26/03/2018 07:03 par babelouest

La langue française, sans laquelle nous ne serions pas ce que nous sommes !

Récemment, Monsieur Albert Salon, ancien ambassadeur, et son association Avenir de la Langue Française, ont commandé à l’agence BVA un sondage, dont le résultat a été très édifiant : Monsieur Salon lui-même en était surpris, le jour où il avait révélé ces résultats.

C’était à l’occasion d’une réunion entre associations, groupements et collectifs de défense de la langue française à laquelle j’assistais.
A la suite de celle-ci avait été concocté un manifeste, qui a été présenté à la journée mondiale de la langue française et de la francophonie. Le texte ainsi présenté n’est pas le définitif, qui a été encore modifié plus tard.

L’affaire est rude ! Plus tôt j’avais senti le besoin de crier à propos de ce crime que des personnages au plus haut niveau sont en train d’accomplir.

Merci pour vos actions, Bernard Gensane.

26/03/2018 09:42 par Assimbonanga

Peut-être que la bonne journée c’est elle où on fait des affaires , où on remplit le tiroir caisse ? Et la belle journée, c’est celle où l’esprit s’est élevé, où il y a eu de la poésie, des envolées intellectuelles, ou musicales, des regards échangés, des envies communes, de l’entraide, de l’amitié ?
En tout cas, un truc est sûr : en dix ans on a perdu le sens du mot supporter. A cause de l’envahissement du foot à fric et des médias. Maintenant supporter signifie soutenir.

26/03/2018 15:32 par Gros Mytho

La perte d’identité nationale, que tout le monde ressent confusément et que certains ont fort habilement collé sur le dos des immigrés et autres musulmans, est là et pas ailleurs ! Zemmour, Finkielkraut et autres intellos médiatiques, Sarkozy, Hortefeux, Le Pen et consorts, font fausse route ! L’identité perdue, c’est la dégradation de la langue française en patois créole, la dissolution de notre culture dans un système marchand globalisé, c’est la capitulation devant McDo et le globish ! http://grosmytho.unblog.fr/search/identit%C3%A9%20nationale

26/03/2018 15:59 par Autrement

Le 700ème ? Il faut fêter ça !

En tant que “ garçon ”, je ne peux pas me représenter à quel point une fille française, souffre lorsqu’on lui dit, dès la prime enfance, qu’elle appartient par raccroc au genre humain car elle n’est pas un “ Homme ”. Comment reçoit-elle, dès les petites classes, la notion que, en grammaire, en “ bon français ”, le masculin l’emporte sur le féminin ?

Cette remarque m’a plongée dans un abîme de souvenirs.
Personnellement, bien que "fille", je n’ai jamais souffert du "bon français" (au contraire, au sens littéraire, c’est un viatique, un bien commun à protéger), ni de cette règle de grammaire, qui n’est ni plus ni moins offensante que l’accord des participes ou la concordance des temps.
Je crois que la plupart des enfants, si on ne leur tortille pas la cervelle, sont parfaitement capables de comprendre que le masculin du français sert aussi de générique. Il y a des enfants, il y a des adultes, un point c’est tout. Si la formulation de la règle est devenue équivoque, cela tient à l’histoire et à l’évolution sociale, non à un quelconque "esprit de la langue" prédéfini et figé.

Je me rappelle que dans la vaste cour de récréation du lycée Camile Sée, pavée de briques rouges et grises, mes camarades et moi (c’était un lycée de filles) nous trouvions tout naturel de jouer aux Trois Mousquetaires. Je faisais un d’Artagnan tout-à-fait plausible, Athos, Porthos et Aramis aussi, tandis que le rôle de la perfide Milady était incarné par Rosine Chaumet.
C’était le temps heureux de l’enseignement du français et des compositions de récitation. Ma soeur et moi apprenions par coeur le théâtre classique. Et je m’identifiais aussi facilement à Titus : "Dans l’orient désert, quel devint mon ennui...", qu’à Bérénice : "De cette nuit, Phénice, as-tu vu la splendeur"... ; à Hermione : "Seigneur, dans cet aveu dépouillé d’artifice,/J’aime à vois que du moins vous vous rendiez justice,/ Et que voulant bien rompre un noeud si solennel / Vous vous abandonniez au crime en criminel./ Est-il juste après tout qu’un conquérant s’abaisse / Sous la servile loi de garder sa promesse...", et à Oreste : "Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ?/ À qui destinez-vous l’appareil qui vous suit ?/ Venez-vous m’enlever dans l’éternelle nuit ?/ Venez, à vos fureurs Oreste s’abandonne..."

Comme je ne pouvais m’identifier ni à Arsinoé, ni à Célimène, ni à la sage Éliante, j’étais Alceste, évidemment. En tant que Sganarelle, Médecin malgré lui, je parodiais les Diafoirus, et je rossais ma femme qui me le rendait bien (par valets interposés). Plus tard, j’ai même été, dans un sketch de Boris Vian, le curé qui fait le tour des bistrots en quête d’âmes à sauver, et qui, grâce à sa parole pleine d’une suave componction, s’en retourne avec à son bras à une fille "de mauvaise vie" qu’il se propose de catéchiser.

Et puis ce furent les romanciers et les poètes, et je voyais bien que nulle part le masculin ne l’emportait sur le féminin, au sens incriminé par les neuneus d’aujourd’hui. Il était question d’hommes et de femmes qui avaient leur propre histoire. Et je pouvais aussi bien partager les imprécations de Baudelaire :
"La femme, esclave vile, orgueilleuse et stupide,/ Sans rire s’adorant et s’aimant sans dégoût ;/ L’homme, tyran goulu, paillard, dur et cupide,/ Esclave de l’esclave et ruisseau dans l’égout".
Je voyais bien que nous étions tous embarqués sur le même bateau.

C’est pourquoi, pour conclure de façon plus pragmatique (et je sais que B. Gensane pense comme moi), je trouve consternant que se répande, au nom d’un pseudo-féminisme et aux dépens de notre langue, la détestable manie de l’écriture inclusive, qui défigure et ridiculise de plus en plus de déclarations tant syndicales que politiques. Loin de racheter la prétendue malédiction du masculin qui l’emporte sur le féminin, elle ne fait que désigner la féminité comme un élément parasite, un "e", à la lettre, muet.

Il est vrai que nous naissons "dans la langue", mais plus encore (comme le dit le génial et inépuisable Bakhtine), quand nous voulons parler, nous trouvons le mot "déjà habité" (de significations dont l’ont peuplé tous ses emplois au cours de l’histoire) ; et tout l’art de la parole pertinente est dans le traitement que l’on réserve aux anciens habitants, suivant les circonstances (car le contexte est essentiel). C’est vrai aussi du langage politique, qui est aussi nuisible comme langue de bois que comme approximation équivoque.

Il me reste à remercier B. Gensane pour toutes ses contributions à LGS et à lui souhaiter une belle et bonne journée.
Allez, un petit apéro...

28/03/2018 23:46 par Vania

La liste de mots qui disparaissent et sont remplacés par l’anglais est assez longue : news, hello, OK,market, business, boss, job,cool.....Mon réflexe devant un interlocuteur est de répéter la phrase avec le mot français Comme dit V Volkoff : "ceux qui possèdent les mots, la langue, possèdent aussi la pensée et si l’on possède la pensée des autres, on possède tout le reste". L’Amérique des USA nous prend tous en otages dans son délire de domination militaro-économique et sa culture de l’ignorance. La Résistance doit se faire aussi par la défense de la langue et de la culture contre le modèle normatif dominant d’un empire agressif.

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