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« malgré le blocus et les limitations de nos moyens, nous réussissons à faire ce que peu d’autres font, pour ne pas dire personne »

« SIN EMBARGO » - Paroles cubaines sur le blocus (et le reste aussi) - 10/13 - « Ernesto »

Carnet de bord. Extrait.

Ernesto, je le connais depuis 20 ans. Dernier d’une fratrie du huit, le voilà devenu un grand gaillard. Il parle toujours posément, toujours avec son air mi-doux, mi-rêveur. Il me raconte sa vie, ses amours. Il me demande des nouvelles de « là-bas ». Sans interrompre la conversation, il prend ma tension. Il faut s’y habituer, car c’est très cubain. T’es là à papoter, ou en plein milieu d’une partie de dominos, et soudain tu te retrouves avec un machin qui ressemble à une bouée pour enfant autour du biceps et qui se dégonfle avec un léger chuintement. Le truc, c’est de faire comme si de rien n’était.

Pour des raisons de sécurité relatives à son poste actuel, il me demande de ne pas prendre d’images et de ne pas mentionner son nom. Je décide de lui donner un prénom qui ne lui déplairait probablement pas.

VD

On entend souvent dire qu’il s’agit d’un « embargo », pas d’un « blocus ». Mais de par l’ extraterritorialité des mesures imposées par les Etats-Unis, il s’agit de beaucoup plus qu’un embargo, même si ce n’est pas tout à fait un blocus. Si le terme blocus paraît une exagération, celui d’embargo est carrément un mensonge. Le terme le plus approprié pour définir cette chose me paraît être « une tentative de blocus ». Or, en droit international, un blocus est un crime humanitaire. Une tentative de blocus est donc une tentative de crime humanitaire. Alors, prétendre qu’il n’y a pas de crime sous prétexte que Cuba est toujours debout, c’est comme dire qu’une tentative de meurtre n’est pas un crime sous prétexte que la victime respire encore...

Viktor Dedaj

Paroles d’ « Ernesto » (prénom d’emprunt)

Médecin, internationaliste.

J’ai travaillé en Haïti, au Botswana et en Namibie. J’ai passé deux ans en Namibie, dans un village loin de tout. C’est une habitude pour les médecins Cubains de travailler dans des zones reculées, difficiles d’accès, là où ne trouve ni touristes ni médecins locaux. Généralement, la première question qu’on se pose en arrivant est « mais qu’est-ce que je fais ici ? ». On voit des bestioles qu’on n’a pas l’habitude de voir à Cuba. Là-bas, les scorpions et les serpents ne plaisantent pas.

J’ai été deux fois en Afrique. La première fois au Botswana. Sur le plan économique, le pays jouit de revenus plus importants que Cuba. On y trouve des mines de diamants. La première chose qui m’a frappé en arrivant au Botswana, c’est que les médecins formés dans le pays s’en vont. Ils partent pour l’Australie, l’Europe ou les Etats-Unis. Le gouvernement se retrouve dans la position de devoir faire appel à des médecins étrangers, Chinois, Tchèques, Russes, Hollandais, pour travailler dans les grands hôpitaux, c’est-à-dire dire les hôpitaux situés dans les capitales.

Là-bas, les médecins Cubains n’interviennent pas dans les zones rurales, car celles-ci sont hostiles et dangereuses, désertes. Ils ont donc un système de cliniques qui envoient les patients vers les grands hôpitaux. Le taux de personnes atteintes du SIDA y est très élevé. Je te parle de 40% de la population ou plus, touchée par le SIDA. Certaines enquêtes disent que c’est là-bas que le virus est apparu pour la première fois. Des variantes très agressives du virus y circulent. Le pays connaît donc beaucoup de pertes, en termes de vies humaines. La population est d’environ 1,5 millions. Imagine un pays avec une telle population dont 40% de la population, ou plus, est atteinte du SIDA.

Le besoin d’importer des médecins étrangers est donc la première chose qui m’a frappé. La deuxième est la manière brutale avec laquelle cette maladie affecte le pays. Une population, des familles sont décimées par la maladie. Nous y avons trouvé des maladies qui n’avaient rien à voir avec celles que nous connaissions par ailleurs. Personnellement, je n’avais jamais vu auparavant un malade du SIDA, ni un tuberculeux. A Cuba, les malades du SIDA sont pris en charge par des services de soins spécialisés. Au Botswana, nous étions face à une situation très particulière, très dure, avec toutes les complications qu’entraîne cette maladie. Beaucoup de décès d’enfants aussi. Beaucoup meurent avant l’âge de cinq ans. De nombreuses campagnes d’information, de prise de conscience, sont menées car dans certaines régions rurales, le SIDA n’est toujours pas considéré comme une maladie mais comme une malédiction, un mauvais sort, que sais-je. On assiste donc au phénomène où un malade, avant de consulter un médecin, ira voir un guérisseur qui lui donnera des indications erronées. Il y a aussi le mythe parmi la population qu’un malade peut être guéri s’il a des relations sexuelles avec un mineur. Ce qui entraîne une explosion du nombre de viols et de contaminations chez les mineurs. Nous n’étions vraiment pas préparés à une telle situation.

Ensuite, je me suis retrouvé en Namibie. La situation là-bas est similaire, c’est un pays frontalier avec le Botswana. En Namibie, 13 groupes ethniques et langues ou dialectes se côtoient. La Namibie est un pays très vaste. Je travaillais dans l’extrême nord du pays, là où la différence entre la ville et la campagne est criante... J’étais dans une région très isolée, une région de savanes, où la population est extrêmement pauvre. Les médecins du pays ne vont pas dans ce genre d’endroit. Nous, oui.

Les malades devaient parfois marcher pendant trois jours pour se rendre à l’hôpital. Le résultat est que le malade arrivait, en plus de sa maladie initiale, dans un état de fatigue et de déshydratation avancée pour avoir marché si longtemps. Une exemple parmi beaucoup : j’ai eu un patient qui avait été blessé par la corne d’une vache. En arrivant à l’hôpital, après deux, trois jours de marche, et diverses infections, la blessure avait changé de nature. En plus de son traumatisme, il est arrivé épuisé. Il a fallu donc déployer beaucoup plus de moyens pour le soigner et tenter de le remettre sur pieds. Sa chance fut que Cuba envoie des médecins là-bas.

On ne peut pas régler tous les problèmes, mais on en règle quelques-uns, malgré tout, un petit pourcentage.

Puis tu vois arriver des malades avec des trucs que tu n’avais jamais vus, avec une piqûre de scorpion, par exemple. Un scorpion africain, c’est autre chose qu’un scorpion cubain. Dans de tels cas, il faut des soins intensifs pour sauver le patient. Beaucoup arrivent après une morsure de serpent. En fait, tous les serpents ne mordent pas, certains crachent leur venin dans les yeux. L’habitude là-bas est d’apporter le serpent pour que le médecin puisse l’identifier et administrer l’anti-venin approprié. Personnellement, et par chance, aucun de mes patients n’a succombé à une piqûre de scorpion ou morsure de serpent.

Je précise que ce que j’appelle hôpital était un établissement de 20 lits, où il n’y avait qu’un seul médecin, de garde 24/24h et 7/7j, qui vit à l’intérieur de l’hôpital et qui mange la nourriture de l’hôpital. S’habituer à leur régime alimentaire n’est pas facile, ils mangent beaucoup d’aliments à base de farine blanche. Mais bon, après un certain temps, ton corps s’adapte.

A un moment donné, ils finissent par t’accepter. Certains pensent que Cuba se trouve de l’autre côté de la frontière. Il faut leur expliquer que tu es venu en avion après plus de 20 heures de vol. Ce n’est pas évident pour eux.

Je me suis retrouvé dans un endroit où la majorité des patients avaient plus de 50 ans. La chose que j’ai remarqué est qu’ils ne me regardaient pas dans les yeux. La Namibie a été occupée par l’Afrique du Sud et à l’époque un noir n’avait pas le droit de regarder un blanc dans les yeux. Lorsqu’un noir se présentait devant la porte d’un hôpital, on lui posait un bandeau sur les yeux pour pouvoir entrer et recevoir des soins et on lui enlevait le bandeau à la sortie. Du coup, on y rencontre des personnes qui ne te regardent jamais dans les yeux, jamais. Et si essaies de les toucher, pour les ausculter, tu réalises qu’ils ont peur. Ils ont un geste de recul, comme si tu allais les frapper. Tu dois leur expliquer que tu dois les toucher pour pouvoir les examiner... Tu réalises qu’ils n’ont pas l’habitude qu’un médecin les touche. En plus, nous ne parlions pas la même langue. Je leur parlais en anglais et une infirmière servait d’interprète. Mais parfois l’infirmière ne parlait pas la langue du patient alors il fallait trouver quelqu’un d’autre... pour leur expliquer qu’ils pouvaient me regarder dans les yeux, que je devais les toucher, les palper, qu’ils devaient ouvrir la bouche, etc... De plus, ils sont obligés d’aller voir quelqu’un dont ils ont peur... Tu te rends compte à quel point leurs vies ont du être terribles.

Les enfants pleuraient quand ils me voyaient pour la première fois. Après deux ou trois rencontres, ça allait mieux, on devenait amis et ils me demandaient des bonbons.

Parfois ils t’invitent à manger chez eux. Personne n’accepte, à part les Cubains. Quand on nous invite, on y va. Ils vivent dans des cabanes rustiques, ils te préparent un plat à base de farine, avec de la viande de poulet et du fromage. C’est très bon. Il fallait s’habituer à manger sans couverts, à plonger la main dans le plat avec toutes les autres mains qui plongeaient dedans. C’était touchant de voir à quel point ils étaient reconnaissants que quelqu’un accepte leur invitation, de te recevoir chez eux, de partager un repas.

J’ai travaillé ailleurs aussi. Les Cubains sont naturellement très sociaux et souvent lorsqu’on arrive quelque part, un autre Cubain est déjà passé par là. Ils aiment être soignés par un Cubain, vraiment. Quand ils reconnaissent d’où tu viens, c’est une expérience exceptionnelle.

La situation de la santé en Namibie est très complexe. J’ai vu des gens mourir de la rage. Je devais parfois soigner mes propres infirmières atteintes de tuberculose. On y trouve des maladies qui sont pour ainsi dire éradiquées partout ailleurs. Choléra, Sida,Tuberculose – dont une variante très résistante. Parfois plusieurs de ces maladies en même temps... Il faut donc un bon entraînement pour soigner de tels cas, parce que leur souffrance est immense et les lésions graves dans les organes sont courantes. Il faut bien savoir doser et choisir le traitement pour ne pas aggraver une maladie tout en tentant de guérir une autre. Ce sont des cas compliqués. Chez les enfants on trouve toutes les formes de diarrhées et de problèmes respiratoires possibles. Mais ce sont des expériences où l’on apprend beaucoup et où on se sent utile.

Mon expérience la plus difficile ? Voir une gamine mourir de la rage. La plus agréable ? Réaliser des accouchements. J’étais dans une zone où il fallait tout faire soi-même. Je ne connaissais rien en orthopédie mais il m’a fallu apprendre à poser une broche. Un gamin avec une perforation à l’abdomen qu’il a fallu préparer avant de l’envoyer chez un autre Cubain, un chirurgien, que je connaissais, et qui se trouvait à deux cents kilomètres de là. Une fois, j’ai eu tout un groupe, victimes d’un accident de la route. Le chauffeur, un jeune homme, était le plus atteint. Il avait été touché à la nuque et était paralysé des bras et des jambes et souffrait d’insuffisance respiratoire. Il a fallu bricoler un système de tubes pour lui permettre de respirer, puis trouver une ambulance qui n’avait plus de batterie alors il a fallu la pousser pour la faire démarrer et rouler environ 200 km jusqu’à un autre centre de soins mieux équipé. De là, ils l’ont envoyé en Afrique du Sud pour être opéré. Plus tard, nous avons reçu une lettre de félicitations et de remerciements pour notre action. Ils n’étaient pas habitués à voir un tel engagement.

Q : est-ce que toutes ces expériences t’ont changé ?

(Longue réflexion). Ce sont des expériences qui, au-delà de l’attention médicale, t’obligent à une forte empathie avec les patients, à tenter de leur communiquer des sentiments... de la sensibilité. C’est quelque-chose qu’ils ne reçoivent jamais. Tu leur poses la main sur l’épaule et ils ont un mouvement de recul. Ils ne reçoivent jamais de tendresse. Alors tu te comportes avec eux comme tu aimerais qu’on se comporte avec toi. C’est une école de la vie extraordinaire. Tous les jours, tu te souviens de ce que tu as vécu, de ce que tu as connu, de qui est mort, de qui tu as sauvé, et surtout de combien de personnes tu as pu aider. C’est ça qui te motive, c’est ça ta récompense...

Si le blocus n’existait pas ? Je pense que nous aurions un système de santé quasi-parfait. Car malgré le blocus et les limitations de nos moyens, nous réussissons à faire ce que peu d’autres font, pour ne pas dire personne.

(à suivre)

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