« Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre » (Marx)

Au pays des lois scélérates

Illustration : Francis de Pressensé (Président de la Ligue des Droits de l’Homme)

L’auteur de ce qui va suivre décline toute responsabilité en cas de dissemblance réelle ou « suspectée » avec des faits actuels ou en cours de réalisation.

La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la Liberté les frais d’une sécurité menteuse. [...En] règle générale, quand un régime promulgue sa loi des suspects, quand il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses œuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même.

Il s’agit de savoir à cette heure si la République Française en est là. Je m’empresse de dire bien haut que, s’il ne s’agissait que de la République telle que l’ont faite vingt-cinq ans d’opportunisme, telle que nous la connaissons sous les espèces [ = sous la forme] d’un Président-parvenu qui joue au souverain, d’un premier ministre sournoisement brutal qui essaye d’adapter à sa lourde main la poignée du glaive de la raison d’État, d’un Parlement où tout est représenté, sauf la conscience et l’âme de la France il ne vaudrait sans doute pas beaucoup la peine de se préoccuper bien vivement du sort de cet édifice branlant.

Nous ne devons pas oublier, toutefois, que la République a cet avantage d’être une forme vide, un corps où nous pouvons souffler une âme, où nous pouvons mettre un esprit et qu’à la différence de toute autre gouvernement qui ne s’établirait pas sans avoir quelques-uns des artisans de l’avenir et sans avoir supprimé quelques-unes de nos pauvres franchises [ = libertés, indépendances], elle se prête à merveille, si seulement nous avons la force de le vouloir, à toutes les transformations nécessaires, à toutes les réalisations progressives de l’idéal. Ce qui revient à dire qu’elle est la forme adéquate du gouvernement de tous par tous et que tout ce qui y porterait atteinte constituerait une usurpation.

Eh bien ! Cette république qui a trompé tant d’espérances, elle a, en un jour de panique, adopté, elle aussi, ses lois de septembre, sa loi de sûreté générale, sa loi des suspects. Sous l’impression terrifiante d’attentats pour lesquels ceux qui me connaissent ne s’attendront sûrement pas à ce que je m’abaisse à me défendre d’aucune indulgence, les Chambres ont voté en 1893 et en 1894, d’urgence, au pied levé, dans des conditions inouïes de précipitation et de légèreté, des mesures qui ne sont rien de moins que la violation de tous les principes de notre droit. [...]

Ces lois frappent, de propos délibéré, des délits ou des crimes d’opinion ; qu’elles sont faites contre une catégorie, non pas de délits ni de crimes, mais de personnes ; qu’elles modifient la juridiction de droit commun en matière de presse, laquelle est le jury ; qu’elles établissent un huis-clos monstrueux en supprimant la reproduction des débats ; qu’elles permettent l’imposition hypocrite d’une peine accessoire, la relégation, - qui n’est autre que le bagne et qui peut être le corollaire d’une condamnation à quelques mois d’emprisonnement ; qu’elles donnent une prime à la provocation et à la délation ; qu’elles prétendent atteindre, sous le nom d’entente et de participation à l’entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives voire la présence à une conversation, l’audition de certains propos ; qu’elles ont créé un nouveau délit, non seulement de provocation au crime, mais d’apologie du crime, lequel peut résulter de la simple énumération objective des circonstances dans lesquelles tel ou tel attentat se sera produit. J’en passe.

Ajoutez à cela que l’application de ces lois plus draconiennes a été faite dans un esprit de férocité ; que c’est une sorte de guerre au couteau entre les soi-disant sauveurs et les prétendus ennemis de la société. [...]

Un tel monument d’injustice ne peut subsister dans la législation d’un peuple qui se dit et se croit et veut être libre. [...] Ces lois d’exception sont des armes terriblement dangereuses. On les bâcle sous prétexte d’atteindre une catégorie d’hommes spécialement en butte à la haine ou la terreur publique. On commence par les leur appliquer et c’est déjà un scandale et une honte qui devraient faire frémir d’indignation tous les cœurs bien placés. Puis on glisse sur une pente presque irrésistible. Il est si commode, d’interprétation en assimilation, par d’insensibles degrés, d’étendre les termes d’une définition élastique à tout ce qui déplaît, à tout ce qui, à un moment donné, pourrait effrayer le public. Or qui peut s’assurer d’échapper à cet accident ? Hier, c’était les anarchistes. Les socialistes révolutionnaires ont été indirectement visés. Puis c’est le tour aujourd’hui de ces intrépides champions de la justice qui ont le tort inexcusable de n’ajouter pas une foi aveugle à l’infaillibilité des conseils de guerre. Qui sait si demain les simples républicains ne tomberont pas eux aussi sous le coup de ces lois ? [...]

Quand bien même les lois d’exception ne pourraient frapper, comme elles prétendent, viser que des anarchistes, elles n’en seraient pas moins la honte du code parce qu’elles violent tous les principes. Une société qui, pour vivre, aurait besoin de telles mesures aurait signé de ses propres mains son arrêt de déchéance et de mort. Ce n’est pas sur l’arbitraire, sur l’injustice, que l’on peut fonder la sécurité sociale. [...]

Quiconque a gardé au cœur le moindre souffle du libéralisme [= attitude, doctrine des libéraux, partisans de la liberté politique, de la liberté de conscience] de nos pères, quiconque voit dans la République autre chose que le marchepied de sordides ambitions, a compris que le seul moyen de préserver le modeste dépôt de nos libertés acquises, le patrimoine si peu ample de nos franchises héréditaires, c’est de poursuivre sans relâche l’œuvre de justice sociale de la Révolution. À cette heure on ne peut plus être libéral sincère, consciencieux, qu’à la condition de faire publiquement et irrévocablement adhésion au parti de la Révolution. Cela, pour deux raisons : parce que tout se tient dans une société et que la liberté n’est qu’une forme vide et un vain mot, un trompe-l’œil hypocrite, tant qu’on ne lui donne pas sous forme d’institutions les conditions sociales de sa réalisation individuelle ; puis, parce que le peuple seul a gardé quelque foi, quelque idéal, quelque générosité, quelque souci désintéressé de la justice et que le peuple, par définition, nécessairement, est révolutionnaire et socialiste. [...]

De l’excès du mal naîtra le mieux. C’est au feu de la bataille que se forgent les armes bien trempées. Nous avons vu, nous avons subi les crimes d’un militarisme aussi contraire aux intérêts de la défense nationale qu’aux libertés publiques. Nous voyons apparaître à l’horizon le fantôme arrogant d’un césarisme clérical comme le monde n’en a pas connu. Le danger est grand. Grand doit être notre courage. On n’arrête pas le progrès. L’humanité vit de justice et de liberté. Ce sera assez pour nous d’avoir donné notre effort, et, s’il le faut, notre vie, pour une telle cause.

Francis de Pressensé, Notre loi des Suspects, 1899

Conseil de lecture pour le présent :
http://www.syndicat-magistrature.org/Projet-de-loi-renforcant-la.html

Le texte complet de Francis de Pressensé est dans Les lois scélérates de 1893-1894, de Francis de Pressensé, d’un juriste (Léon Blum) et de Émile Pouget (disponible sur http://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop )
et à retrouver sur http://www.jaures.eu/ressources/divers/les-lois-scelerates-de-1893-1894/

COMMENTAIRES  

03/10/2017 16:58 par UVB76

Ingénierie Sociale ou comment "Gouverner par le Chaos"

Quand la contestation sociale monte, le mouvement est alors toujours brutalement stoppé par une violence ou une terreur venues d’ailleurs…
Le terrorisme soi-disant « aveugle » est un casseur de mouvement social : quand toutes les solutions médiatiques ou politiques ont été tentées par le pouvoir, la terreur intervient comme par enchantement, aussitôt suivie d’une surprotection venue d’en haut, et de l’unité nationale. Qui est justement le contraire de la contestation... du pouvoir. L’unité nationale peut alors être vue comme un consentement à la domination.

Politique de terreur ciblée, dont nous voyons un parallèle et une application avec la manifestation des sidérurgistes – le Nord était en crise économique majeure – qui a eu lieu à Paris le 23 mars 1979 : la revendication sociale du prolétariat (qui gagne aujourd’hui dangereusement le surprolétariat) est cassée par l’État à coups de lumpenprolétariat infiltré dans la masse, afin de la criminaliser, de la terroriser, ou de la désolidariser du public passif.

Dans les camps de concentration, que ce soit sous le régime nazi ou stalinien, les détenus politiques étaient placés sous la surveillance et la terreur des détenus de droit commun. Les truands au secours de la dominance pour neutraliser les penseurs et les organisateurs du peuple devenus trop dangereux pour la gouvernance. Racailles d’en haut main dans la main avec les racailles d’en bas, la pince qui tient le peuple en respect.

Voilà pourquoi le régime français actuel laisse la bride aux droits communs dans la rue, après les avoir relaxés dans les prétoires, tout en persécutant ceux qui œuvrent vraiment à la libération du peuple. De manière tout à fait vicieuse, le cinéma et la télévision ont ainsi ordre de présenter les truands comme les amis du peuple (voir Un prophète de Jacques Audiard), parce qu’ils en sont issus, et en seraient les héros, les symboles de réussite, adoubés et respectés en cela par la dominance. Ce qui constitue un véritable appel à la démoralisation publique, dans le vrai sens du terme.

D’ailleurs, structurellement, il y a peu de différence entre un homme politique ambitieux qui appuie sur le bouton pour bombarder une ville à l’étranger, et un détritus d’humanité qui assassine des innocents de sang-froid, même s’il est manipulé politiquement et chimiquement.

Plus efficace que la police, qui a opportunément été désarmée à tous points de vue, militairement et juridiquement, une partie du peuple est maintenue dans le désespoir et la haine pour tenir l’autre partie en respect. On connaît ces moyens : stigmatisation, dépolitisation, déscolarisation, plafond de verre, racisme paternaliste d’État et du système, tentation inaccessible de la consommation, pornocratisation des esprits, apologie de la violence. Un réservoir de fauves, dont les dompteurs ne se montrent jamais. Mais qui savent les lâcher quand il le faut, sur qui il faut.

Et aujourd’hui, le mouvement de contestation qui sévit sur l’Internet, et qu’est de fait l’Internet, justifie l’emploi de la violence d’État. Mais quand on dit « État », on ne pense pas aux cinq millions de fonctionnaires qui font honneur à la France, non : au noyau dur qui dirige vraiment le pays en contrôlant la peur, les peurs. Peurs sociale, économique, politique, physique au fond. Peur de perdre son travail, sa santé, et sa vie. C’est pourquoi chaque attentat précipite paradoxalement le troupeau dans les bras de ses tortionnaires, ou tourmenteurs, qui peuvent alors faire oeuvre de « protection ». Il s’agit ni plus ni moins d’un gigantesque racket de consentement.

Le contrôle de tout « mouvement » social (on ne parle pas des syndicats soumis mais des prises de conscience collectives qui débouchent sur une information anti-dominance) se fait à la fois par l’extérieur, avec l’influence ou la pression médiatico-politique, et par l’intérieur, au moyen de l’infiltration, du contrôle, et du débordement plus ou moins contrôlé. Des méthodes appliquées aux activistes politiques comme aux activistes terroristes. Parfois, des activistes politiques sont mêmes habilement « conduits » vers la radicalisation par des agents provocateurs.

Source : Comité Invisible

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04/10/2017 17:01 par UVB76

« Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre » (Marx)

Aux Adorateurs de K. M. : à vos Commentaires sur " Au pays des lois scélérates "

08/10/2017 15:42 par UVB76

" Non les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux. "

“ La mauvaise réputation ”

02/11/2017 17:03 par UVB76

Colon n’exclut pas un retour à l’état d’urgence... à peine remplacé par la loi antiterroriste

Alors qu’une nouvelle loi antiterroriste, reprenant plusieurs mesures de l’état d’urgence, entre en vigueur, le ministre français de l’Intérieur a estimé que le pays pourrait revenir à cet état d’exception en cas d’attentat de grande ampleur.

Lien : https://francais.rt.com/france/45222-collomb-exclut-pas-revenir-etat-urgence-remplace-antiterroriste

P.S. : " Au pays des lois scélérates " encore et toujours ...

03/11/2017 09:53 par Assimbonanga

@UVB76. Bravo pour votre texte (03/10/2017 à 16:58), chiadé, articulé, explicite. Sur ce coup là, c’est compréhensible. Ah ! Y a des doués. (référence clin d’œil à une autre page de LGS)

03/11/2017 20:34 par UVB76

Mouais ... en attendant ... pas trop prolixe sur certains thèmes majeurs les lecteurs du GS ...
Merci à " Personne "

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