RSS SyndicationTwitterFacebookFeedBurnerNetVibes
Rechercher
« Un peuple qui oublie son passé se condamne à le revivre » (Marx)

Au pays des lois scélérates

Illustration : Francis de Pressensé (Président de la Ligue des Droits de l’Homme)

L’auteur de ce qui va suivre décline toute responsabilité en cas de dissemblance réelle ou « suspectée » avec des faits actuels ou en cours de réalisation.

La France a connu à plusieurs reprises, au cours de ce siècle, ces paniques, provoquées par certains attentats, savamment exploitées par la réaction et qui ont toujours fait payer à la Liberté les frais d’une sécurité menteuse. [...En] règle générale, quand un régime promulgue sa loi des suspects, quand il dresse ses tables de proscription, quand il s’abaisse à chercher d’une main fébrile dans l’arsenal des vieilles législations les armes empoisonnées, les armes à deux tranchants de la peine forte et dure, c’est qu’il est atteint dans ses œuvres vives, c’est qu’il se débat contre un mal qui ne pardonne pas, c’est qu’il a perdu non seulement la confiance des peuples, mais toute confiance en soi-même.

Il s’agit de savoir à cette heure si la République Française en est là. Je m’empresse de dire bien haut que, s’il ne s’agissait que de la République telle que l’ont faite vingt-cinq ans d’opportunisme, telle que nous la connaissons sous les espèces [ = sous la forme] d’un Président-parvenu qui joue au souverain, d’un premier ministre sournoisement brutal qui essaye d’adapter à sa lourde main la poignée du glaive de la raison d’État, d’un Parlement où tout est représenté, sauf la conscience et l’âme de la France il ne vaudrait sans doute pas beaucoup la peine de se préoccuper bien vivement du sort de cet édifice branlant.

Nous ne devons pas oublier, toutefois, que la République a cet avantage d’être une forme vide, un corps où nous pouvons souffler une âme, où nous pouvons mettre un esprit et qu’à la différence de toute autre gouvernement qui ne s’établirait pas sans avoir quelques-uns des artisans de l’avenir et sans avoir supprimé quelques-unes de nos pauvres franchises [ = libertés, indépendances], elle se prête à merveille, si seulement nous avons la force de le vouloir, à toutes les transformations nécessaires, à toutes les réalisations progressives de l’idéal. Ce qui revient à dire qu’elle est la forme adéquate du gouvernement de tous par tous et que tout ce qui y porterait atteinte constituerait une usurpation.

Eh bien ! Cette république qui a trompé tant d’espérances, elle a, en un jour de panique, adopté, elle aussi, ses lois de septembre, sa loi de sûreté générale, sa loi des suspects. Sous l’impression terrifiante d’attentats pour lesquels ceux qui me connaissent ne s’attendront sûrement pas à ce que je m’abaisse à me défendre d’aucune indulgence, les Chambres ont voté en 1893 et en 1894, d’urgence, au pied levé, dans des conditions inouïes de précipitation et de légèreté, des mesures qui ne sont rien de moins que la violation de tous les principes de notre droit. [...]

Ces lois frappent, de propos délibéré, des délits ou des crimes d’opinion ; qu’elles sont faites contre une catégorie, non pas de délits ni de crimes, mais de personnes ; qu’elles modifient la juridiction de droit commun en matière de presse, laquelle est le jury ; qu’elles établissent un huis-clos monstrueux en supprimant la reproduction des débats ; qu’elles permettent l’imposition hypocrite d’une peine accessoire, la relégation, - qui n’est autre que le bagne et qui peut être le corollaire d’une condamnation à quelques mois d’emprisonnement ; qu’elles donnent une prime à la provocation et à la délation ; qu’elles prétendent atteindre, sous le nom d’entente et de participation à l’entente, des faits aussi peu susceptibles de répression que des entretiens privés, des lettres missives voire la présence à une conversation, l’audition de certains propos ; qu’elles ont créé un nouveau délit, non seulement de provocation au crime, mais d’apologie du crime, lequel peut résulter de la simple énumération objective des circonstances dans lesquelles tel ou tel attentat se sera produit. J’en passe.

Ajoutez à cela que l’application de ces lois plus draconiennes a été faite dans un esprit de férocité ; que c’est une sorte de guerre au couteau entre les soi-disant sauveurs et les prétendus ennemis de la société. [...]

Un tel monument d’injustice ne peut subsister dans la législation d’un peuple qui se dit et se croit et veut être libre. [...] Ces lois d’exception sont des armes terriblement dangereuses. On les bâcle sous prétexte d’atteindre une catégorie d’hommes spécialement en butte à la haine ou la terreur publique. On commence par les leur appliquer et c’est déjà un scandale et une honte qui devraient faire frémir d’indignation tous les cœurs bien placés. Puis on glisse sur une pente presque irrésistible. Il est si commode, d’interprétation en assimilation, par d’insensibles degrés, d’étendre les termes d’une définition élastique à tout ce qui déplaît, à tout ce qui, à un moment donné, pourrait effrayer le public. Or qui peut s’assurer d’échapper à cet accident ? Hier, c’était les anarchistes. Les socialistes révolutionnaires ont été indirectement visés. Puis c’est le tour aujourd’hui de ces intrépides champions de la justice qui ont le tort inexcusable de n’ajouter pas une foi aveugle à l’infaillibilité des conseils de guerre. Qui sait si demain les simples républicains ne tomberont pas eux aussi sous le coup de ces lois ? [...]

Quand bien même les lois d’exception ne pourraient frapper, comme elles prétendent, viser que des anarchistes, elles n’en seraient pas moins la honte du code parce qu’elles violent tous les principes. Une société qui, pour vivre, aurait besoin de telles mesures aurait signé de ses propres mains son arrêt de déchéance et de mort. Ce n’est pas sur l’arbitraire, sur l’injustice, que l’on peut fonder la sécurité sociale. [...]

Quiconque a gardé au cœur le moindre souffle du libéralisme [= attitude, doctrine des libéraux, partisans de la liberté politique, de la liberté de conscience] de nos pères, quiconque voit dans la République autre chose que le marchepied de sordides ambitions, a compris que le seul moyen de préserver le modeste dépôt de nos libertés acquises, le patrimoine si peu ample de nos franchises héréditaires, c’est de poursuivre sans relâche l’œuvre de justice sociale de la Révolution. À cette heure on ne peut plus être libéral sincère, consciencieux, qu’à la condition de faire publiquement et irrévocablement adhésion au parti de la Révolution. Cela, pour deux raisons : parce que tout se tient dans une société et que la liberté n’est qu’une forme vide et un vain mot, un trompe-l’œil hypocrite, tant qu’on ne lui donne pas sous forme d’institutions les conditions sociales de sa réalisation individuelle ; puis, parce que le peuple seul a gardé quelque foi, quelque idéal, quelque générosité, quelque souci désintéressé de la justice et que le peuple, par définition, nécessairement, est révolutionnaire et socialiste. [...]

De l’excès du mal naîtra le mieux. C’est au feu de la bataille que se forgent les armes bien trempées. Nous avons vu, nous avons subi les crimes d’un militarisme aussi contraire aux intérêts de la défense nationale qu’aux libertés publiques. Nous voyons apparaître à l’horizon le fantôme arrogant d’un césarisme clérical comme le monde n’en a pas connu. Le danger est grand. Grand doit être notre courage. On n’arrête pas le progrès. L’humanité vit de justice et de liberté. Ce sera assez pour nous d’avoir donné notre effort, et, s’il le faut, notre vie, pour une telle cause.

Francis de Pressensé, Notre loi des Suspects, 1899

Conseil de lecture pour le présent :
http://www.syndicat-magistrature.org/Projet-de-loi-renforcant-la.html

Le texte complet de Francis de Pressensé est dans Les lois scélérates de 1893-1894, de Francis de Pressensé, d’un juriste (Léon Blum) et de Émile Pouget (disponible sur http://gallica.bnf.fr/accueil/?mode=desktop )
et à retrouver sur http://www.jaures.eu/ressources/divers/les-lois-scelerates-de-1893-1894/

URL de cet article 32374
  

Même Thème
La télécratie contre la démocratie, de Bernard Stiegler.
Bernard GENSANE
Bernard Stiegler est un penseur original (voir son parcours personnel atypique). Ses opinions politiques personnelles sont parfois un peu déroutantes, comme lorsqu’il montre sa sympathie pour Christian Blanc, un personnage qui, quels qu’aient été ses ralliements successifs, s’est toujours fort bien accommodé du système dénoncé par lui. J’ajoute qu’il y a un grand absent dans ce livre : le capitalisme financier. Cet ouvrage a pour but de montrer comment et pourquoi la relation politique elle-même est (...)
Agrandir | voir bibliographie

 

La convention qui rédigea la Constitution des Etats-Unis était composée de 55 membres. Une majorité d’entre eux étaient des avocats - pas un seul fermier, ouvrier ou paysan. 40 possédaient du Revolutionary Scrip [monnaie émise pour contrer la monnaie coloniale]. 14 étaient des spéculateurs de terrains. 24 étaient des prêteurs. 11 étaient des marchands. 15 possédaient des esclaves. Ils ont crée une Constitution qui protège les droits de propriété, pas les droits de l’homme.

Senateur Richard Pettigrew - "Plutocratie Triomphante" (1922)

Le fascisme reviendra sous couvert d’antifascisme - ou de Charlie Hebdo, ça dépend.
Le 8 août 2012, nous avons eu la surprise de découvrir dans Charlie Hebdo, sous la signature d’un de ses journalistes réguliers traitant de l’international, un article signalé en « une » sous le titre « Cette extrême droite qui soutient Damas », dans lequel (page 11) Le Grand Soir et deux de ses administrateurs sont qualifiés de « bruns » et « rouges bruns ». Pour qui connaît l’histoire des sinistres SA hitlériennes (« les chemises brunes »), c’est une accusation de nazisme et d’antisémitisme qui est ainsi (...)
124 
Le DECODEX Alternatif (méfiez-vous des imitations)
(mise à jour le 19/02/2017) Le Grand Soir, toujours à l’écoute de ses lecteurs (réguliers, occasionnels ou accidentels) vous offre le DECODEX ALTERNATIF, un vrai DECODEX rédigé par de vrais gens dotés d’une véritable expérience. Ces analyses ne sont basées ni sur une vague impression après un survol rapide, ni sur un coup de fil à « Conspiracywatch », mais sur l’expérience de militants/bénévoles chevronnés de « l’information alternative ». Contrairement à d’autres DECODEX de bas de gamme qui circulent sur le (...)
103 
L’UNESCO et le «  symposium international sur la liberté d’expression » : entre instrumentalisation et nouvelle croisade (il fallait le voir pour le croire)
Le 26 janvier 2011, la presse Cubaine a annoncé l’homologation du premier vaccin thérapeutique au monde contre les stades avancés du cancer du poumon. Vous n’en avez pas entendu parler. Soit la presse cubaine ment, soit notre presse, jouissant de sa liberté d’expression légendaire, a décidé de ne pas vous en parler. (1) Le même jour, à l’initiative de la délégation suédoise à l’UNESCO, s’est tenu au siège de l’organisation à Paris un colloque international intitulé « Symposium international sur la liberté (...)
19 
Vos dons sont vitaux pour soutenir notre combat contre cette attaque ainsi que les autres formes de censures, pour les projets de Wikileaks, l'équipe, les serveurs, et les infrastructures de protection. Nous sommes entièrement soutenus par le grand public.
CLIQUEZ ICI
© Copy Left Le Grand Soir - Diffusion autorisée et même encouragée. Merci de mentionner les sources.
L'opinion des auteurs que nous publions ne reflète pas nécessairement celle du Grand Soir

Contacts | Qui sommes-nous ? | Administrateurs : Viktor Dedaj | Maxime Vivas | Bernard Gensane
Le saviez-vous ? Le Grand Soir a vu le jour en 2002.