Ivan Illich et le système sanitaire

Dans les années 1970, Ivan Illich a joui d’une popularité sans doute fondée sur un malentendu, le succès de Une société sans école qui, tout de suite après sa parution aux Etats-Unis, en 1971, a été traduit en français et est devenu un best seller. On l’associait facilement à un autre best seller, Libres enfants de Summerhill, d’Alexander S. Neill (publié en français en 1970). Pourtant, l’envergure intellectuelle des deux auteurs est sans commune mesure, de même que la portée de leurs réflexions.

A partir des années 80, Illich a été plus ou moins oublié ; mais aujourd’hui, cet auteur redevient incontournable : « Le séisme du covid-19 réhabilite ses thèses », écrit Richard Werly, dans un article du Temps du 9 octobre 2020, « Ivan Illich, la nostalgie du prophète ».

Loin de l’hurluberlu en chemise à fleurs qu’on pouvait imaginer dans le contexte de mai 68, Illich est issu d’une famille catholique, de propriétaires terriens croates, établis en Autriche. Ordonné prêtre, il s’est mis en congé de l’Église dès 1969, mais est resté un chrétien fervent (c’est même pour cela qu’il s’est éloigné de l’Église !). C’est à partir de ce point de vue religieux qu’Illich aborde les problèmes qu’il traite, et qu’il est amené à réfléchir sur les sujets les plus difficiles, avec des résultats toujours étonnants. En effet, s’il n’écrit pas de gros ouvrages, même ses textes les plus courts (ceux par exemple réunis en 2004 dans La perte des sens), mettent en forme des problématiques inédites et ouvrent de nouvelles voies à la réflexion.

Ainsi de sa réflexion sur les besoins, qui ridiculise les thèses de l’école libérale sur le sujet, son refus de hiérarchiser les besoins, parce que ce serait réduire la liberté de l’individu et revenir à l’époque de la lampe à huile – en réalité cela réduirait la dépendance du consommateur, dirait Illich (et même dans le cadre du le libéralisme, on a facilement tranché récemment la question, en ordonnant la fermeture des commerces « non essentiels »). Illich remet en question le concept même de besoins, montrant qu’il s’est développé en parallèle avec la production capitaliste, qui doit nous convaincre, pour vendre et faire du profit, que ses produits répondent chez nous à des besoins. Ce concept, associé à celui de « développement », a permis aux pays colonisateurs de continuer, après 1960, l’exploitation du Tiers-Monde, en le persuadant qu’il avait besoin des produits, usines, autoroutes, etc. que les pays riches devaient exporter pour accroître leurs profits.

Selon la même logique, Illich réfléchit aux grandes institutions de l’État moderne ou de l’Etat-Providence de façon décapante - contrairement aux soi-disant « briseurs de tabous » qui ne font que remâcher les slogans du politiquement correct. Sa première thèse, c’est que ces institutions sont issues de l’Église, que l’État moderne n’a fait que reprendre à sa charge les devoirs d’assistance (charité, enseignement, soins) que l’Église s’était fixés. La deuxième, c’est que leur développement moderne a empiété sur le domaine « vernaculaire », celui de l’autonomie des hommes, ou des activités de subsistance (tout ce que l’on fait pour soi, pour sa survie ou son plaisir, par opposition au travail salarié accompli pour autrui, ou à la consommation de produits fournis par la production industrielle). La troisième thèse, c’est que ces prestations, censées aider l’homme, se retournent contre lui : au-delà d’un certain seuil, elles se développent comme une fin en soi, mettent en place un système de pouvoir, elles deviennent contre-productives.

Ainsi, le système éducatif ne vise pas l’épanouissement des facultés intellectuelles, l’esprit critique, c’est-à-dire la réflexion personnelle, mais impose un corpus doctrinal destiné à discipliner, sinon abrutir, les élèves, pour qu’ils s’intègrent dans le système de pouvoir et de production – tout en produisant le chômage des moins performants.
C’est pourquoi Illich, vice-recteur de l’université catholique de Porto Rico de 1956 à 1960, exhorte ses étudiants récemment diplômés à dynamiter l’institution scolaire ( « L’école ou la vache sacrée », dans le recueil  Libérer l’avenir , publié en 1971). On pourrait aujourd’hui objecter que le Pouvoir politico-économique se charge lui-même de ce dynamitage – mais pas dans le même but. Illich appelle de ses vœux une société d’éducation mutuelle et de formation individuelle, fondée sur la bibliothèque, et non plus sur l’école. L’évolution actuelle consiste à éjecter de l’institution scolaire tous ceux qui ne sont pas destinés à reproduire le système de pouvoir et de production, et à concentrer le financement sur des écoles de prestige (bref, le modèle anglais).

Tout aussi contre-productive est l ‘institution médicale : elle aussi éradique tout le savoir populaire traditionnel et, même, la conscience de notre propre corps, accomplissant ainsi une aliénation bien plus radicale. Elle a imposé un concept de santé abstrait, technique, purement statistique, qui se réduit à la définition de chiffres, et à la conformité du patient à ces chiffres, telle qu’elle peut être mise en évidence dans les examens de toutes sortes que nous subissons. « L’entreprise médicale menace la santé », alertait la première page de La Némésis médicale (1975), et Illich appelle à arrêter « l’épidémie iatrogène actuelle ». Par là, il ne désigne pas seulement les maladies nosocomiales, dont on connaît l ‘importance, mais, beaucoup plus radicalement, le fait que la consommation médicale et la prise en charge des hommes, depuis la naissance jusqu’à la mort, par les techniques médicales aliène la personne humaine, en fait un système qui fonctionne (jusqu’à la mise au rebut), l’équivalent de la « vie nue », purement biologique, de Giorgio Agamben.

Cet angle de vue « personnaliste », d’inspiration religieuse, permet à Illich d’aborder un problème insoluble, éminemment nosocomial, les fins de vie prolongées des pensionnaires, en particulier ceux affectés par l’Alzheimer, des EHPAD : dans leur situation, la vie a-t-elle encore un sens ? Mais il est évidemment exclu de l’interrompre par un acte médical, ou plutôt médicide. Ce sont pourtant les techniques mêmes de prolongation de la vie qui mènent à l’euthanasie (dans ces situations, ou celles de coma, il n’y a presque plus de limite à la survie, jusqu’à ce que des médecins décident d’« arrêter les frais »).

Voilà le type de problèmes insolubles que créent les « solutions » techniques, et Illich n’a bien sûr pas de solution à proposer. Il nous indique seulement une possibilité, dans le texte « La société amortelle. De la difficulté de mourir sa mort en 1995 », dans le recueil La perte des sens. Il part de l’exemple d’une amie qui avait décidé de se laisser mourir quand elle avait eu « le sentiment que l’heure était venue pour elle ». Mais elle n’a pas mis en œuvre cette résolution, et, à 80 ans, elle est devenue une malade institutionnelle, placée sous bonne garde médicale (« Les systèmes scandinaves de protection sociale sont terriblement vigilants et intrusifs »), et a perdu toute possibilité de vivre sa mort : « Tôt ou tard, le médecin de la maison écrira sur sa feuille : « plus de réanimation ». 
Illich prône donc le retour à une vie et une mort « vernaculaires », autonomes ; mourir n’est pas un acte médical, mais culturel : chaque culture se forgeait traditionnellement sa vision de la « bonne mort », que chaque individu s’appropriait. Pendant tout le Moyen-Age, c’était un rituel social, dans lequel collaboraient l’agonisant et ses proches, comme le montre Georges Duby dans Guillaume le Maréchal : au lieu de finir intubé et branché sur toutes sortes d’appareils, on vivait sa mort au milieu de sa famille ou ses amis. Et Illich conclut : « Il existe une vieille norme méditerranéenne suivant laquelle chacun a besoin d’un amicus mortis, qui lui dise la vérité et reste avec lui jusqu’à la fin ».

Cette « bonne mort » rappelle évidemment par contraste les morts solitaires et strictement techniques des résidents des EHPAD victimes du Covid lors du premier confinement. Mais les protocoles imposés aux médecins face au Covid (l’interdiction de soigner) confirment aussi le constat d’Illich sur la perte de pouvoir des médecins eux-mêmes et l’hypertrophie du système médical : il est devenu « une forme de gestion sociale illimitée ». On voit comment cette gestion aboutit à la mise en place d’un système totalitaire, où chacune de nos libertés est subordonnée à l’impératif sanitaire, et où la « santé » devient le pire ennemi de l’ homme.

COMMENTAIRES  

18/05/2021 09:37 par Dominique Muselet

En effet, Ivan Ilitch était un sage doublé d’un visionnaire... Il nous avait mis en garde, entre autres, contre le culte du risque zero.

Il y a sur lui un excellent article de David Cayley du 8/4/2020 (Sur-la-pandemie-actuelle-d-apres-le-point-de-vue-d-Ivan-Illich) que j’ai cité dans un article en mai 2020 : Le Covid-19 a-t-il agi comme révélateur de notre degré de déshumanisation ? (https://www.legrandsoir.info/le-covid-19-a-t-il-agi-comme-revelateur-de-notre-degre-de-deshumanisation-36166.html)

Selon David Cayley :
Ivan Illitch ne souscrivait pas à l’idée du progrès infini. Il pensait qu’à moment donné apparaissait nécessairement « dans toute forme d’institution, de bien ou de service, ce qu’il appelait une certaine contre-productivité. Il y avait « en chacun d’eux un seuil, un point limite, au-delà duquel ils se trouvaient en excès et dysfonctionnels ». Il avait choisi la santé comme exemple. Il pensait qu’à force de vouloir couvrir tous les risques dans une société où la mort est vue comme un échec, au lieu d’être une chose naturelle, « l’intervention médicale perdrait du terrain face à ses objets, et serait plus nuisible que bienfaisante ».

Yvan Illitch considérait la « prévention des risques », comme « l’idéologie la plus religieusement célébrée de l’époque. » Le danger est une chose réelle, mais « le risque est une construction statistique qui appartient au domaine des populations. Le risque ne laisse pas de place aux expériences individuelles ou aux jugements pratiques. Le risque vous annonce simplement ce qui arrivera en général » nous explique David Cayley. « Le risque est un « concept strictement mathématique. » Il n’appartient pas aux personnes mais aux populations – personne ne sait ce qu’il arrivera à telle ou telle personne, mais ce qui attend l’agrégat de ces personnes peut être exprimé par des probabilités ».

Un des changement majeur du paysage actuel réside aussi dans l’avènement d’un gouvernement-par-la-science, et son corollaire – l’abdication de toute prise de position sur d’autres bases politiques. ... Lorsqu’on abstrait la « science » de toutes les vicissitudes et les ombres de la production de la connaissance, lorsqu’on l’érige en oracle omniscient – et l’on reconnaît ses apôtres à leurs costumes, à leurs postures solennelles et leurs références impressionnantes –, on perd, selon Illich, toute possibilité de jugement. Nous n’agissons plus selon ce qui semble bon à nos sens grossiers qui nous disent ce que sont les choses ici-bas sur terre, mais agissons seulement en fonction de qui peut être déguisé scientifiquement.

A la fin de sa vie, Illich parlait d’un monde enclos dans une « ontologie de systèmes », un monde imperméable à la grâce, étranger à la mort, un monde obsédé par sa mission gestionnaire, où chaque éventualité devait être envisagée – un monde « où des abstractions ont recouvert le monde et le soi comme un linge en plastique. »

18/05/2021 15:10 par Assimbonanga

"Le culte du risque zéro", d’où provient opportunément cette sollicitude humaniste de grands philosophes ? N’est-ce pas, possiblement, sous-jacente, une réaction réactionnaire contre les assurances sociales ?
Il faut se méfier avec les bruits de fond auxquels Dominique est si perméable, attirée, aimantée comme par cette séduction de l’uniforme des vieux militaires encore verts.
Ou alors, c’est dans la même veine que les négationnistes du covid qui trouvent pas gênant que meurent les plus vieux ou les plus fragiles, statistiquement parlant. 100 000 morts, bah, pas grave, il faut bien vivre avec, c’est à dire les commerçants doivent continuer de commercer et l’industrie de tourner. Tant pis pour les dégâts collatéraux. D’ailleurs, vu que c’est dans les quartiers populaires surpeuplés qu’il y a le plus de perte, c’est pas plus mal : ça écrête cette surabondance populeuse due à l’immigration et hop là, youpi !

Les réac ne souscrivaient pas à l’idée du progrès infini. Surtout à la libération, il a bien fallu lâcher du lest mais c’était embêtant, toutes ces cotisations ! Et ces principes de précaution ! Et ces CHSCT, ces codes du travail, pfou ! Non, vraiment, le progrès infini, ça commence à bien faire.

Et comme disait Laurence Parisot, c’est comme l’amour, y a pas de garantie à vie.

Moi, ce que j’aimerais savoir, c’est qui paie les tests covid. Pour les passagers des aéroports, c’est le ministère des transports ? Pour l’hôtellerie, c’est le ministère du commerce et de l’industrie ? Ou si c’est des caisses de la sécu, nos cotisations salariales, qu’on puise pour tous les bourgeois qui prennent l’avion et s’offrent des séjours, comme s’ils ne pouvaient pas assurer leur supplément de qualité de vie ?

18/05/2021 15:16 par mediacideur

On l’associait facilement à un autre best seller, Libres enfants de Summerhill, d’Alexander S. Neill (publié en français en 1970). Pourtant, l’envergure intellectuelle des deux auteurs est sans commune mesure, de même que la portée de leurs réflexions.

Je vous trouve bien méprisante pour ce bon "peau de mandarine" et vous en blâme fort, Madame...

En tout cas j’ai lu, et relu avec joie et grand plaisir "Libres enfants de Summerhill" ainsi que "Licence not anarchy" et un autre dont j’ai oublié le titre, alors que ce fumeux "Une socièté sans école" de ce curé défroqué m’est tombé des mains et que je n’ai jamais tenté de récidiver...

Pour ma part je considère que c’est Neill et non Illich qui a une portée plus grande, plus actuelle, plus intéressante. Que chacun se fasse son opinion en lisant les deux, chiche ?

18/05/2021 22:11 par Feufollet

La question m’est trop vaste pour en définir tous les contours
N’en reste pas moins que la plupart d’entre nous sommes des rescapés
De l’intervention médicale/chirurgicale nécessaire à notre survie
Personne ne voudrait voir mourir son enfant ou son petit enfant d’une maladie bénigne
Que sait soigner la médecine moderne
Notre système sanitaire nous a procuré beaucoup de soulagements
Il faut juste savoir le préserver comme un acquis précieux
Et pas comme une industrie capitaliste à profits
Qui nous maintient dans la survie dans des âges où la nature nous abandonne

19/05/2021 09:38 par Assimbonanga

Avant, les boutiquiers et les entrepreneurs étaient hostiles à l’assistanat. Ils professaient que quand on est vaillant, on trouve toujours du boulot et qu’il faut juste savoir s’adapter, réagir, aller là où il y a des besoins, travailler, travailler, travailler et ne pas geindre.
Mais là, tout a changé ! Pluie d’assistanat sur les commerces et restaurants, terrasses sur la voie publique, subventions de toutes catégories, sauvetage tonitruant, promo médiatique, les commerçants sont devenus le centre des préoccupations, les têtes d’affiches des radios et télés. Ils n’ont plus du tout ce noble désir de fermer boutique fièrement et de partir sans se retourner fonder une nouvelle entreprise... Bizarre. Vous avez dit bizarre ?
Ils prônent des principes libéraux toute leur vie, avec Bruno Lemaire et la Verdier-Molinié mais quand c’est eux qui sont touchés, ils se revirent du tout au tout.

Et là, on sort cet Illitch de la naphtaline... Faut que je retourne en cuisine réfléchir un coup.

19/05/2021 09:40 par Assimbonanga

Petit détail : les gouvernants n’ont eu de cesse que de confisquer au peuple ce qui lui appartenait, en particulier la sécu, la gestion paritaire, ce qui revient à faire à nouveau de la santé une institution de charité.
Faudrait pas nous embrouiller la tête sous prétexte de philosophe !

24/05/2021 22:48 par Gowron Khar

"La corruption du meilleur, engendre le pire".

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