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Bartali : "Juste parmi les nations".

Jean-Paul Vespini. Gino le Juste

Jean-Paul Vespini. Gino le Juste. Bartali, une autre histoire de l’Italie. Toulouse, Editions Le Pas d’Oiseau, 2014

L’historien Jean-Paul Vespini a écrit une bonne quinzaine de livres sur le cyclisme. Cet ouvrage consacré à Gino Bartali tranche sur le reste de sa production en ce qu’il nous propose une histoire de l’Italie, celle des années fascistes et de l’après-guerre, par le biais de cette biographie consacré au cycliste de légende.

Bartali fut très discret sur cet aspect fondamental de son existence : au risque de sa vie, il joua un rôle réel dans la résistance au fascisme et contribua à sauver plusieurs centaines de Juifs, d’où son accession (post mortem) au rang de « Juste parmi les nations ». Profondément catholique, proche de Pie XII, il entra dans l’ordre du Carmel à l’âge de 20 ans. Il refusa par ailleurs de porter la chemise noire, contrairement à la majorité des cyclistes professionnels de l’époque.

Aujourd’hui, le sport professionnel est conditionné, écrasé par le capitalisme financier et les grands médias. Dans l’Italie des années vingt et trente, le sport subit la loi d’airain du totalitarisme dont il est le serviteur zélé. Et l’on a peine à imaginer à quel point, même pour un très grand sportif populaire, il put être difficile de résister aux desiderata fascistes, tout sportif étant, directement ou indirectement, sous les ordres du Duce. Lorsque les cyclistes italiens courent à l’étranger, ils sont étroitement chaperonnés par une éminence fasciste qui a rang de général. En 1937, Bartali domine dans l’épreuve de la tête et des épaules. Relevant de maladie, il n’avait pas souhaité prendre le départ de la grande boucle. Sous la menace du président du Comité national olympique italien, il s’était finalement aligné. Il fait une lourde chute et perd la tête du classement. Son chaperon, le journaliste de la Gazzetta dello Sport, ainsi que son directeur sportif, lui demandent d’abandonner. L’ordre vient du Duce, qui ne veut pas d’un Italien « battu sur la terre de France ». En 1938, le Duce lui interdit de participer au Giro (qui eût été une formalité pour lui) afin qu’il se réserve pour le Tour de France. Il écrase ses adversaires dans les Alpes. A l’arrivée à Briançon, de nombreux supporters italiens l’acclament. Le général Antonelli écarte la foule en s’écriant : « N’y touchez pas, c’est un Dieu ! » Après la victoire à Paris, le régime fasciste exulte : « Le nom de Bartali est lié à celui de l’Italie, dans lequel tout au long des routes de France on a reconnu, dans l’athlète victorieux, le représentant de la jeunesse mussolinienne. » Et puis cette victoire fait un peu oublier celle d’Ottavio Bottechia en 1924, un antifasciste notoire peut-être assassiné par des nervis mussoliniens.

Pendant la guerre, Bartali sera l’auxiliaire du cardinal de Florence Elia Dalla Costa, nommé, en novembre 2012, Juste parmi les nations pour avoir contribué à sauver de très nombreux Juifs. Sous couvert de ses entraînements de coureur cycliste, Gino va servir de messager pour Dalla Costa, acheminant des faux papiers dans le tube de selle et à l’intérieur du guidon de son vélo. Il n’est de meilleur clandestin que celui qui ne se cache pas. Gino accomplit plus de quarante missions vêtu d’un maillot sur lequel l’inscription « Bartali » est très visible. Une lettre que Pie XII lui a adressée en guise de remerciement est interceptée. Gino est convoqué dans un lieu de détention et de torture de Florence. Il ressort libre grâce à l’intervention de deux jeunes fascistes auprès du major qui l’interroge. Il quitte Florence pour s’installer dans les Apennins. Il est arrêté en novembre 1943 en voulant chercher refuge au Vatican et reste emprisonné pendant 45 jours. Il est considéré comme déserteur mais les tribunaux de guerre ont dû plier bagage.

Après guerre, Bartali va traquer le dopage dans le peloton. Dans ce domaine, les sportifs italiens ont quelques longueurs d’avance. Sa popularité, comme celle de Coppi (cet anti Bartali qui a une épouse, une maîtresse légitime mère de son fils, et n’est pas très éloigné des communistes) est immense. La démocratie chrétienne voit en lui un rempart contre le bolchévisme. Pendant le Tour de France 1948, le principal responsable du parti communiste Palmiro Togliatti est victime d’un attentat. Le Premier ministre Alcide de Gasperi téléphone à Bartali, son ami qu’il a connu à l’Action catholique, et lui demande de gagner l’épreuve pour calmer les esprits en Italie. Contre Bobet et Robic, Bartali dévale les cols et gagne. Il Popolo, l’organe de la démocratie chrétienne, se pâme : « Il est protégé par la madone ». Quelques jours plus tard, Togliatti est sorti d’affaire. Comment douter de l’existence de Dieu dans ces conditions ? A la fin du Tour, il a gagné 3 millions de Francs (le salaire mensuel d’un instituteur débutant était de 25 000F) qu’il partage avec ses coéquipiers. Comment douter… ? Son ami le pape le fait chevalier de l’ordre de saint Sylvestre : « Bartali est le champion de l’Italie et de la foi. Il réunit l’amour pour la patrie et l’amour pour la religion, ces deux choses vont très bien ensemble », déclare le saint Père avant de le bénir.

Dans le Giro de 1949 (le Giro du siècle), Gino termine à la deuxième place, à 24 minutes de Fausto. La roue a tourné. Curzio Malaparte oppose les deux personnalités hors norme en qui il voit « deux visages de l’Italie » : « Bartali est un homme dans le sens ancien, classique, métaphysique aussi, du mot. C’est un ascète qui méprise et oublie à tout instant son corps, un mystique qui ne croit qu’à son esprit et au Saint-Esprit. Il sait qu’un seul raté dans le moteur de la Providence peut lui valoir une défaite. Il prit en pédalant. Il ne lève la tête que pour regarder le ciel. Il sourit à des anges invisibles. Fausto Coppi, au contraire, est un mécanicien. Il ne croit qu’au moteur qu’on lui a confié, c’est-à-dire son corps. Du départ à l’arrivée, du commencement à la fin de la course, il ne cesse un seul instant de surveiller ce moteur précis, délicat et formidable qu’est son corps à lui. » Quant à Dino Buzzati, il décrira en ces termes le déclin essentiellement humain de ce champion d’exception : « Il pédalait, il pédalait comme s’il s’était senti talonné par une terrible bête, comme s’il avait su qu’en se laissant rejoindre tout espoir eût été perdu. Ce n’était que le temps, le temps irréparable, qui lui courait après. Et c’était un grand spectacle que cet homme seul, dans cette gorge sauvage, en train de lutter désespérément contre les ans. [...] C’est un vaincu, Bartali, aujourd’hui. Pour la première fois. Voilà qui nous remplit d’amertume, car cela nous rappelle intensément notre sort commun à tous. »

»» Jean-Paul Vespini. Gino le Juste
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