Deux meurtres et un mensonge.
– (Extraits du chapitre VIII).
Le 8 avril 2003, un tir de l’armée états-unienne sur l’hôtel Palestine à Bagdad, lieu où résidaient des dizaines des reporters couvrant la guerre provoque la mort de deux journalistes (Taras Protsyuk de l’agence britannique Reuters et José Couso de la télévision espagnole Telecinco) alors que le monde entier savait que cet hôtel était le Q.G. des journalistes non « embedded « .
Le jour même, le Syndicat National des Journalistes (SNJ) publiait un communiqué approuvant la démarche de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) qui demandait une enquête indépendante pour faire toute la lumière sur ces attaques par les troupes états-uniennes. On y lisait : « La FIJ qualifiait de « crime de guerre »l’attaque de ce jour contre l’hôtel « Palestine »dans lequel la plupart des journalistes internationaux résident à Bagdad. Il en est de même avec la destruction des locaux d’Al Jazira et ceux de la télévision d’Abu Dhabi, ainsi que la canonnade du véhicule de l’équipe d’ITN, le 22 mars dernier. Au moins 13 journalistes ont, à ce jour, perdu la vie au cours de ce conflit.
Les journalistes ne sont pas des combattants et ne doivent pas être pris pour cible. Pas plus qu’ils ne doivent être manipulés ou utilisés comme « boucliers humains »par les autorités des pays en guerre. »
Le 15 janvier 2004, RSF revient sur le drame dans un communiqué(www.rsf.org/article.php3?id_article=9043 - 49k-) où elle acquitte les militaires tireurs :
Elle prétend qu’ils ignoraient qui se trouvait dans l’hôtel Palestine et elle regrette « cette erreur criminelle » cette « bavure » ou « erreur de jugement » qui constitue « l’élément essentiel à l’origine du drame. »
« L’enquête de Reporters sans frontières établit que les militaires sur le terrain n’ont jamais été informés de la présence massive de journalistes dans l’hôtel Palestine. » Il s’agit donc pas d’un un « tir délibéré ». « Au niveau inférieur, le capitaine Philip Wolford et le sergent Shawn Gibson ont réagi en militaires agressifs sur le champ de bataille [mais] ils ne semblent pas devoir […] être tenus pour responsables étant donné qu’ils ne disposaient pas des informations qui leur auraient permis de prendre conscience des conséquences du tir sur l’hôtel Palestine. Leurs supérieurs immédiats . […] le lieutenant-colonel Philip Decamp, chef de bataillon, et le colonel David Perkins, chef de brigade - ne semblent également pas devoir être tenus pour responsables. »
CQFD. Laissons donc la FIJ et le SNJ parler de « crimes de guerre ». Qui les écoute quand les micros sont dirigés vers RSF ?
Et RSF de s’interroger : « La question est de savoir pourquoi cette information a été retenue. Volontairement, par mépris, ou par négligence ? » Après avoir posé cette vraie question, et comme effrayée de son audace, elle s’empresse d’écarter les deux premières hypothèses : « Il s’agit [...] d’une négligence criminelle » suivie (car les états-uniens n’ont pas tout dit sur les « négligences ») d’un « mensonge par omission. » Puis, RSF publie les états de services flatteurs, fournis par l’US Army, semble-t-il, de ces braves militaires, héros au coeur au tendre.
Mais, quatre ans plus tard, c’est la tuile. La justice s’abat sur les anges en uniforme. Voici comment RSF en rend compte (www.rsf.org/article.php3?id_article=20438 - 39k) : « Le 16 janvier 2007, le juge madrilène Santiago Pedraz a émis un mandat d’arrêt international à l’encontre de trois militaires américains, pour l’« assassinat » de José Couso, cameraman de la chaîne privée Telecinco, tué le 8 avril 2003 dans l’attaque de l’Hôtel Palestine de Bagdad. Cette mesure concerne le sergent Thomas Gibson, le capitaine Philip Wolford et le lieutenant-colonel Philip de Camp. » !
Passons sur l’obstination de RSF à apposer des guillemets à « assassinat ». Le fait important est que la Justice lance en 2007 un mandat d’arrêt international contre trois militaires états-uniens que RSF s’était empressé de blanchir en 2004.
Le traitement de cette affaire par RSF s’est avéré dès le début à ce point partial que la famille d’une des victimes, le caméraman espagnol José Couso, est révoltée. Elle lui a demandé de se retirer du dossier car ses conclusions « exonèrent les auteurs matériels et reconnus du tir sur l’Hôtel Palestine en se basant sur la douteuse impartialité des personnes impliquées, et sur le propre témoignage des auteurs et responsables du tir… »
Cette attitude de RSF, si manifestement contraire à la sécurité des journalistes, si conciliante envers l’Armée des Etats-Unis (malgré quelques rodomontades, admonestations platoniques qui ressemblent à des diversions sans lesquelles la connivence serait trop visible) représente un réel danger pour la vie de ceux que l’association prétend défendre.
Du coup, on s’interroge : les journalistes de guerre qui tiennent à leur peau peuvent-ils compter sur Robert Ménard ? Quant aux autres, qui écrivent depuis leurs bureaux dans l’Hexagone, ne devraient-ils pas s’inquiéter, en toute confraternité, pour ceux que leur journal envoie au front et réclamer des comptes à RSF dans leurs éditoriaux ? Enfin, les rédacteurs en chef, les responsables des rubriques courrier, débats, rebonds, libres expression, points de vue, ne seraient-ils pas bien avisés de s’empresser d’ouvrir leurs colonnes aux citoyens qui prétendent que l’information nécessite des journalistes vivants et qui s’alarment de la dérive d’une association qui porte (et qui peut-être galvaude) un si beau nom ?
Car, derrière les spectaculaires gesticulations humanitaro-publicitaires de Reporters Sans Frontières, derrière sa capacité à afficher des portraits géants de journalistes, derrière ses montages de campagnes médiatico-émotionnelles puissamment relayées, l’ombre noire de sa proximité avec le plus puissant pays que le monde ait jamais connu enveloppe comme un linceul les corps raidis de journalistes mis en terre avec le droit des populations à connaître la vérité sur les crimes de guerre.
Même le lecteur le moins sagace détectera un grand mystère dans le manque de suspicion de RSF. Quand l’Armée US tire sur le siège de la radiotélévision yougoslave, sur le QG des journalistes à Bagdad, sur les journalistes non incorporés un peu partout, il ne vient pas à l’idée de RSF qu’il s’agit d’attaques délibérées contre la presse. Simples bavures, erreurs, maladresses, défaut d’information. On peut comprendre que, sur les champs de bataille, des bavures se produisent. Mais chaque journaliste tué par l’armée d’occupation a-t-il été victime d’un accident ? A l’évidence, si l’on en croit les témoins des cas que nous venons de citer, cette thèse est insoutenable pour un esprit de bonne foi.
Que pas une seule fois l’armée des Etats-Unis n’ait bombardé par erreur un ministère du pétrole, le siège d’une banque, un gazoduc ou un oléoduc, les locaux de médias amis, une ambassade d’un allié, ne suscite pas la moindre question sur le point commun de toutes les bavures : semblables à des actions volontaires mûrement réfléchies, elles n’affectent jamais les intérêts des Etats-Unis mais châtient les gêneurs réels ou potentiels.
Maxime Vivas
La face cachée de Reporters sans frontières (De la CIA aux Faucons du pentagone), par Maxime Vivas, (Aden Editions).