Chaque matin, les Troyens découvraient l’avancement des travaux. Des travaux grandioses auxquels ils ne participèrent qu’à l’insu de leur plein gré, comme si des forces supérieures veillaient à leur bonne exécution.
Il fut d’abord édifié une colossale tête de cheval. Cet animal n’était-il pas la plus belle conquête de l’homme ? Cette figure, faite des meilleurs chênes, alliait force et sagesse. Fatigués des travaux d’inutiles guerres, et jouets d’un destin sans cesse plus contraire, les Troyens laissèrent se construire, à leurs portes, le quadrupède géant.
Était-ce don pour invoquer la prospérité ?
Était-ce offrande pour conjurer la guerre ?
Certains, inspirés par la raison, conseillèrent ou de le jeter dans l’onde, ou de le livrer au feu, ou du moins d’en sonder les flancs, et de se défier de semblables présents.
Alors que la multitude incertaine se partagea en avis contraires, un inconnu s’avança. La mise soignée, le regard vif, il fendit cette foule curieuse, devenue silencieuse ; tous voulurent désormais connaître sa naissance, les secrets de son âme ; on l’engagea à parler. Il dit d’une voix émue et posée : « Je suis Sinon, je suis Troyen comme vous. C’est un privilège que d’être né Troyen. C’est un privilège que d’être né dans notre Cité, qui est tant en avance sur les autres. Cette œuvre qui s’est construite chaque jour devant nous sera le garant de la prospérité, et de la paix. Nous avons connu trop de guerres inutiles. Nous avons cru connaître la Der des Der, nous avons subi sa terrible suivante. Il nous faut maintenant conjurer ce sort funeste qui nous accable. Cette construction est là pour cela. »
Comme Sinon parla sans détour, on lui demanda : « Pourquoi le cheval ? Quel homme en dessina la structure hardie ? Est-ce une offrande ? ».
Il répondit : « Ce cheval est bien plus qu’un symbole, c’est un bouclier, un palladium du meilleur bois. Nous sommes devenus bien trop petits pour le monde actuel. Il nous faut être à la mesure de nos concurrents d’aujourd’hui, et de ceux de demain. Cette monumentale construction est notre grand espoir et notre grande chance... »
Ainsi s’exprima longuement Sinon. Il décrivit et le colosse et l’objectif. Il parla abondamment et de la chose et du mot. Avec une aisance telle que l’on eût pu croire que ce simple mortel en fut le génial inventeur. Ainsi, ses mots choisis, triomphèrent-ils d’un auditoire acquis à la paix et à la prospérité. Les artifices, les affirmations insidieuses eurent raison de leur défiance. Ils furent pris par les mots, ils ignorèrent tout de la réalité du personnage, ils ignorèrent le secret de ses affaires, ses inavouables fréquentations.
Comme le cheval avait fier allure, comme il était abouti, il ne restait qu’à le conduire au sein de la Cité.
Puisque l’énorme édifice de rouvre ne put passer par les portes, les Troyens pratiquèrent une brèche dans leurs murs et ils ouvrirent les remparts de leur cité. Tout le monde se mit à l’ouvrage : on glissa des roues sous les pieds du cheval, et on lui mit au cou des cordages solides. La fatale machine franchit les murs, portant dans ses flancs le funeste destin. Des enfants et des jouvenceaux l’escortèrent, chantant l’hymne à la joie, s’amusant de leurs mains fébriles à toucher le grand câble. Elle s’avança et, impressionnante, elle glissa jusqu’au centre de la Cité. Ô patrie ! Ô Troie ! Quatre fois elle s’arrêta au seuil des portiques, et quatre fois dans ses flancs retentit un bruit suspect. Ils poursuivirent cependant sans rien voir, et en proie à une fureur aveugle, ils placèrent le monstre néfaste dans la citadelle consacrée. Le ciel tourna, et la nuit s’élança de l’Océan enroulant d’une grande ombre et la terre et le ciel. Les Troyens se turent ; le sommeil envahit leurs membres fatigués.
Par une lune silencieuse, la main traîtresse de Sinon libéra furtivement ceux qui furent enfermés la veille dans les flancs du cheval : celui-ci les rendit à la lumière, et l’on vit tout joyeux trente mille soldats (1), sortis comme par magie de la machine fatale. Ils glissèrent le long du câble avant de se répandre dans la Cité endormie, où ils purent commettre, impunément, leurs obscures besognes.
Ainsi fut la ruse de Sinon. Ainsi sombra Troie.
La prospérité pour une aristocratie, la précarité pour beaucoup, la pauvreté tel un insondable précipice, et les conflits : ce fut ainsi, dorénavant.
Virgile et « Personne »