Mais qu’est-ce que cette manie qu’ont les présidents français post-indépendance algérienne de vouloir déambuler dans les rues d’Alger ou d’autres villes algériennes lors de leurs déplacements officiels ? Veulent-ils tous revivre l’épopée de Napoléon III découvrant, au 19e siècle, son « royaume arabe » ? Sont-ils tous des nostalgiques des bains de foules du général De Gaule qui, en 1958, prononça les célèbres « Je vous ai compris ! » ou, pire encore, « Vive l’Algérie française ! » ? Ou bien aiment-ils tant les « youyous » et les confettis tombant par poignées des balcons ?
A-t-on déjà vu un président algérien paradant sur les Champs-Élysées, acclamé par une foule française lui souhaitant la bienvenue ?
Le président Macron n’a donc pas dérogé à la règle lors de son récent et court voyage à Alger, histoire de pérenniser ce qui est désormais devenu une tradition franco-algérienne, malheureusement unilatérale. Youyous, confettis et bain de foule étaient bien évidemment au rendez-vous de ce mercredi 6 décembre, ensoleillé pour l’occasion.
Il alla spontanément à la rencontre de cette population algéroise. Quelques enfants facétieux, hauts comme trois pommes, lui servirent un « One, two, three, viva l’Algérie ». Un adulte lui souhaita la bienvenue en précisant « nous sommes un seul peuple, le peuple français et le peuple algérien ». Tiens donc, des vestiges de la période coloniale ? Ce monsieur aurait-il lu la déclaration de l’écrivain Boualem Sansal [1] « L’Algérie, c’est la France, et la France, c’est l’Algérie ! » ?
Un jeune Algérois réussit à agacer le jeune président en l’emmenant sur le terrain du passé colonial. Ne réussissant pas à le convaincre, Macron lui demanda : « Mais vous, vous avez quel âge ? ». Lorsque le jeune lui répondit qu’il avait 26 ans, le président lui rétorqua sèchement : « Mais vous n’avez jamais connu la colonisation ! Qu’est-ce que vous venez m’embrouiller avec ça ? Vous votre génération, elle doit regarder l’avenir ».
Bien sûr, les jeunes doivent oublier la colonisation et regarder vers l’avenir. Est-ce là le réflexe d’un ancien colonisateur ou celui d’un ami comme il l’a confié exclusivement à El Khabar et El Watan [2] (deux journaux, parait-il, proches de l’ambassade de France) ? Macron n’est pas le seul à prôner cette amnésie volontaire de plus d’un siècle de colonisation. Kamel Daoud, cet auteur algérien tant « admiré » par le locataire de l’Élysée [3], l’a souvent répété : « L’exploitation de la colonisation de l’Algérie doit cesser » [4], « L’exploitation du fonds de commerce de la guerre d’Algérie doit cesser » [5] ou « Le postcolonial m’étouffe » [6].
Du côté des médias français, l’air fredonné à l’unisson était celui de « Macron veut tourner la page ». Mais quelle page le président veut-il tourner ? En a-t-il choisi une en particulier ? Une figurant dans l’encyclopédie des atrocités perpétrées par le colonialisme français ? Par où commencer et où finir ? 132 années orchestrées par des enfumades, des ventes de boucles d’oreilles ensanglantées et de bracelets encore attachés aux poignets, de famine, de misère économique et intellectuelle, de viols, de torture et des centaines de milliers de morts durant les révoltes successives depuis l’occupation jusqu’à l’indépendance de l’Algérie.
Monsieur le président a-t-il choisi une page ? Peut-être celle des crânes de valeureux combattants algériens curieusement conservés dans le musée de l’Homme à Paris ?
On se rappelle, qu’en février dernier - il y a moins de 10 mois-, alors qu’il était candidat à la présidence, Macron avait déclaré à Alger, à propos de la colonisation :
« C’est un crime. C’est un crime contre l’humanité. C’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux vers lesquels nous avons commis ces gestes. En même temps, il ne faut pas balayer tout ce passé, et je ne regrette pas cela parce qu’il y a une jolie formule qui vaut pour l’Algérie : la France a installé les droits de l’homme en Algérie, simplement elle a oublié de les lire » [7].
Ses propos ayant soulevé un tollé en France, il se rétracta. Sa discussion avec le jeune Algérois indique l’ampleur de son revirement.
Alors, pourquoi n’a-t-il pas continué dans sa lancée s’il voulait réellement la tourner cette page !
Plusieurs personnalités ont été conviées à ce voyage présidentiel. Parmi elles, l’historien Benjamin Stora et le cinéaste Alexandre Arcady, deux pieds-noirs issus de la communauté juive d’Algérie. Spécialiste de l’histoire de l’Algérie, Stora a été surnommé « l’historien qui murmure à l’oreille du Président [Macron] » [8]. Tout indique donc qu’il aurait été invité pour lui servir de tourne-page. Il faut dire que l’historien s’y connait, lui aussi, en volte-face, surtout lorsqu’elle épouse celle du président.
En février, il disait que la colonisation est bien un crime contre l’humanité : « Cela fait très longtemps que les historiens ont apporté la preuve de massacres, de crimes, de tortures durant la longue période de la colonisation », précisa-t-il [9].
En décembre, répondant à une question sur la relation entre l’âge de Macron et son aptitude à « tourner la page », il déclara que le président « n’a pas le même rapport de temporalité avec cette histoire puisque non seulement il est né après la guerre d’Algérie mais il n’a pas de rapport "physique" avec l’Algérie par l’intermédiaire de famille ou autres » [10].
Ainsi l’âge du président serait un argument dans sa volonté de « tourner la page » sur de graves évènements historiques et son grand désir de regarder vers l’avenir.
Si c’est le cas, « celui qui murmure aux oreilles » pourrait donc nous expliquer à haute voix pourquoi Macron a solennellement commémoré le 75e anniversaire de la rafle du « Vel d’Hiv », un évènement qui a eu lieu en 1942, soit 8 ans avant la naissance de son père ! Le président français y reconnut la responsabilité de la France dans la déportation de milliers de personnes de confession juive, à la grande joie du chef du gouvernement israélien, Benjamin Netanyahu, invité pour la circonstance [11]. Il profita de l’occasion pour faire doublement plaisir à son « cher Bibi » en affirmant que « l’antisionisme est la forme réinventée de l’antisémitisme », une stupidité déjà énoncée par un certain Manuel Valls.
Toujours est-il que Stora donna un cours d’histoire « live » au président lors de sa promenade algéroise. Devant la statue de l’Émir Abdelkader, l’universitaire déclama sa leçon : « L’émir fut un grand résistant à la pénétration coloniale française. Il a eu ensuite la force de trouver la voie de la réconciliation tout en restant fidèle à lui-même. Son parcours est exemplaire » [12].
Mais c’est Alexandre Arcady qui se chargea de lui présenter le « Milk Bar » en précisant qu’il s’agissait du « café des pieds-noirs visé par un attentat sanglant » [13]. Un attentat provoqué par une bombe posée le 30 septembre 1956 et relaté dans le célèbre film « La Bataille d’Alger ». C’est à ce sujet que Larbi Ben M’Hidi, héros de la révolution algérienne, prononça sa célèbre phrase : « Donnez-nous vos avions et on vous donnera nos couffins ! » [14].
Natif d’Alger, Alexandre Arcady, quitta l’Algérie avec sa famille en 1961, juste avant l’indépendance. Jeune, il a été membre du mouvement de jeunesse sioniste « Hachomer Hatzaïr ». En 2013, il a été parrain de la soirée célébrant le centenaire de l’organisation [15]. Entre 1966 et 1967, il vécut en Israël, dans un kibboutz proche de la frontière libanaise. Il y était lors de guerre arabo-israélienne de 1967 [16].
Arcady a porté à l’écran le roman de Yasmina Khadra « Ce que le jour doit à la nuit », une histoire d’amour qui idéalise la relation colonisateur-colonisé passant sous silence la misère et l’obscurantisme dans lesquels les populations autochtones ont été maintenues par le colonialisme. Certains l’ont même accusé d’avoir écrit ce roman pour plaire aux nostalgiques de l’Algérie française. N’a-t-il pas déclaré au journal La Croix : « Pour moi, cela ne fait aucun doute : l’Algérie, qui est mon pays, est aussi le pays des pieds-noirs. Chaque pied-noir, pour moi, est un Algérien, et je ne dirai jamais le contraire. Nous reste en mémoire, Français et Algériens, ces amitiés déchirées, ces voisinages dépeuplés... » [17].
À la sortie du film, un journal algérien titra, non sans ironie : « L’effet positif de la colonisation selon Arcady » [18].
Cela n’a apparemment gêné en rien le cinéaste kibboutznik qui se prend toujours pour un spécialiste de la jeunesse algérienne : « Les jeunes de ce pays souhaitent qu’on en finisse avec les vieux débats : ils veulent qu’on ouvre les portes, et qu’on ouvre les yeux ! » [19].
Alexandre Arcady en guise de second « tourne-page » ?
À propos d’écrivains algériens, Macron aime bien s’en entourer. Mais pas tous. Pour son déjeuner algérois, il a en invité quatre : Kamel Daoud, Maïssa Bey, Adlène Meddi et Boualem Sansal. Curieusement, les trois premiers ont le même éditeur : les éditions « Barzakh » (très proche de l’ambassade de France, selon des sources bien informées). Sur la liste, il ne manquait que Ferial Furon. Macron n’est vraiment pas chanceux car elle aurait pu lui relater les exploits de son aïeul, illustre coupeur d’oreilles de valeureux résistants algériens.
Mais c’est à se demander pourquoi le président français a-t-il jugé bon de les rencontrer à Alger lors d’une visite éclair alors qu’il avait le loisir de s’entretenir avec eux en France, puisque c’est dans ce pays que ces écrivains passent le plus clair de leur temps (sauf, peut-être, Maïssa Bey).
C’est sans doute un moyen « culturel » ayant pour finalité de passer le message politique du « tourne-page » et de l’effet positif de la colonisation. Autrement, il aurait invité d’autres écrivains algériens, en particulier le plus grand d’entre eux en la personne de Rachid Boudjedra. Mais ce dernier ne fait pas partie de ce club select et cette réception n’avait rien à voir avec la littérature.
Les auteurs choisis ont été qualifiés par la presse française de « figures transgressives de la scène algérienne » [20], « de voix libres ou des enquiquineurs du pouvoir » [21] ou de « figures de l’opposition au régime » [22]. Mais cette presse bienveillante passe cependant sous silence leurs positions sur la colonisation.
Et comment ne pas être invité lorsqu’on a de telles opinions ? Jugez-en.
Boualem Sansal : « En un siècle, à force de bras, les colons ont, d’un marécage infernal, mitonné un paradis lumineux. Seul l’amour pouvait oser pareil défi, ... Quarante ans est un temps honnête, ce nous semble, pour reconnaître que ces foutus colons ont plus chéri cette terre que nous, qui sommes ses enfants » [23].
Kamel Daoud : « La terre appartient à ceux qui la respectent. Si nous, les Algériens, en sommes incapables alors autant la rendre aux colons » [24].
Ou encore :
« On ose alors le tabou parce que c’est un grand rêve éveillé : une Algérie qui n’aurait pas chassé les Français algériens mais qui en aurait fait la pointe de son développement, de son économie et la pépinière de sa ressource humaine » [25].
Quant à Adlène Meddi, il n’a pas hésité à publier les élucubrations les plus extravagantes de Michel Onfray dans les pages du journal qu’il dirigeait, « El Watan Week-end ». Voilà ce que Onfray a écrit sur la guerre d’indépendance algérienne : « Depuis le 8 mai 1945 et la répression de Sétif et Guelma, il est même prouvé que les militants de l’indépendance nationale ont souhaité tout s’interdire qui soit du côté de la paix, de la négociation, de la diplomatie, de l’intelligence, de la raison. Je vous rappelle à cet effet que ce sont les Algériens qui ont choisi la voie de la violence et sont à l’origine du plus grand nombre de morts du côté... algérien ! » [26].
Des inepties qui ont soulevés un tollé en Algérie [27], mais qui se sont étrangement heurtées au mutisme de Meddi et d’El Watan.
Durant le repas, j’ose imaginer Arcady assis entre Sansal et Daoud. Entre Sansal qui a visité l’État hébreu avec la bénédiction du CRIF (Conseil représentatif des institutions juives de France) et Daoud qui a avoué « Ce pourquoi je ne suis pas "solidaire" de Gaza » [28], alors que les bombes israéliennes massacraient les Palestiniens en 2014.
Tout en étant convaincu de la succulence des mets servis lors du déjeuner présidentiel - cuisine française oblige -, le seul souhait est que Maïssa Bey ait pu prendre la parole. Elle aurait pu expliquer comment son propre père fût enlevé et torturé par l’armée française et son corps jeté aux chiens [29].
Peu ragoûtant lors d’un repas servi par Son Excellence l’Ambassadeur de France, n’est-ce pas ? Serait-ce une page à déchirer, M. Macron ?
Ahmed Bensaada
Montréal, le 9 décembre 2017