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Du Blanqui revisité

Oui, Mesdames, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres. Oui, Messieurs, les riches l’ont voulu ainsi, car ils sont les agresseurs.

Seulement ils trouvent mauvais que les pauvres fassent preuve de résistance ; ils diraient volontiers en parlant du peuple : « Cet animal est si féroce qu’il se défend quand on l’attaque. » Toute la philippique, toute l’accusation de M. le procureur peut se résumer dans cette phrase.

On ne cesse de dénoncer les précaires comme une foule haineuse. Pourquoi ? Parce qu’ils se plaignent d’être écrasés de taxes au profit des privilégiés selon une injustice fiscale patiemment instaurée, voire restaurée. Quant aux privilégiés, qui vivent grassement de la sueur des précaires, ce seraient de légitimes possesseurs menacés du pillage par une avide, une envieuse populace. Ce n’est pas la première fois que les bourreaux se donnent des airs de victimes. Qui sont donc ces voleurs dignes de tant d’anathèmes ? Les Français qui forment la multitude : ils s’acquittent de la TVA à hauteur de la moitié du budget national, ils versent cette contribution, apparemment indolore, dont le taux est indépendant de leurs revenus. Dans le même temps, les plus fortunés exploitent en toute liberté, optimisent en toute légalité et trichent en toute impunité.

En effet, le gouvernement actuel n’a point d’autre « projet », point d’autre mission que cette inique répartition des charges et des bénéfices. Par une réaction insidieuse et minutieuse, il s’agit toujours d’enrichir une imperceptible minorité des dépouilles de la Nation. En 1823, le pamphlétaire Paul-Louis Courier avait déjà immortalisé la marmite représentative ; cette pompe aspirante et foulante qui foule la matière appelée peuple, pour en aspirer des milliards incessamment versés dans les coffres de quelques oisifs, machine impitoyable qui broie un à un vingt-cinq, cent, mille paysans, ouvriers, salariés pour extraire le plus pur de leur sang et le transfuser dans les veines d’un seul privilégié. Les rouages de cette machine atteignent le pauvre à tous les instants de la journée, le poursuivent dans les moindres nécessités de son humble vie, se mettent de moitié dans son plus petit gain, dans la plus misérable de ses jouissances : toutes ces ponctions sont régies par les lois des transactions industrielles et commerciales, des lois dont les privilégiés possèdent la fabrication exclusive. Et puis il y a aussi tout cet argent qui passe par les abîmes du fisc pour financer le CICE, pour soulager de prétendues « charges » et favoriser l’emploi. Ah ! oui, l’emploi ! C’est oublier que « les promesses n’engagent que ceux qui y croient. »

Voilà l’édifice que les bouches d’or du ministère nous donnent comme le chef-d’œuvre des systèmes d’organisation sociale ; voilà ce qu’ils vantent comme le nec plus ultra de la perfectibilité humaine ! C’est tout bonnement la théorie de la corruption poussée à ses dernières limites.

Les organes ministériels répètent avec complaisance qu’il y a des voies ouvertes aux doléances des précaires, que les lois leur présentent des moyens réguliers d’obtenir place pour leurs intérêts. C’est une dérision ! Le peuple n’écrit pas dans les journaux ; il n’envoie pas de pétition aux chambres. Toutes les voix qui ont un retentissement dans la sphère politique et dans les lieux où se façonne ce qu’on appelle l’opinion publique, toutes ces voix appartiennent aux privilégiés ; pas une n’appartient au peuple ; il est muet ; il végète éloigné de ces hautes régions où se règlent ses destinées. Lorsque, par hasard, la tribune ou la presse laissent échapper quelques paroles de pitié sur sa misère, on se hâte de leur imposer silence au nom de la sûreté publique, qui défend de toucher à ces questions brûlantes, ou bien on crie à l’anarchie. Que si quelques personnes persistent, la prison fait justice de ces vociférations qui troublent la digestion ministérielle et « l’ordre public ». Et puis, quand il s’est fait un grand silence, on dit : « Voyez, la France est heureuse, elle est paisible : l’ordre règne ! »

Mais qu’en dépit des précautions le cri de la nécessité, poussé par des milliers de malheureux, parvienne jusqu’aux oreilles des privilégiés, leurs serviteurs rugissent, ils s’écrient : « Il faut que force reste à la Loi ! Une Nation ne doit se passionner que pour la Loi ! » Mesdames, Messieurs, selon vous, toutes les lois sont-elles bonnes ? n’y en a-t-il jamais eu qui vous fissent horreur ? n’en connaissez-vous aucune de ridicule, d’odieuse ou d’immorale ? Est-il possible de se retrancher ainsi derrière la Loi, derrière ces entrelacs, ces enchevêtrements d’articles de codes législatifs et réglementaires ? On répond : « S’il y a de mauvaises lois, attendez sagement le prochain scrutin pour vous exprimer ; en attendant, obéissez ! » Dura lex, sed lex  : c’est la garantie d’une certaine moralité.

Les apologistes de la République ont principalement fondé leurs éloges sur la séparation des trois pouvoirs législatif, judiciaire et exécutif. Ils n’avaient pas assez de formules admiratives pour ce merveilleux équilibre qui avait accordé l’ordre avec la liberté, le mouvement avec la stabilité. Eh bien ! Il se trouve que c’est précisément le système prétendument représentatif qui concentre les trois pouvoirs entre les mains d’un petit nombre de laquais en mission pour les privilégiés. N’est-ce point là une confusion qui constitue la plus délicieuse des tyrannies ?

L’exécutif poursuit imperturbablement, inlassablement sa fabrication de lois fiscales, pénales, administratives, dirigées dans le même but de spoliation ; les Chambres se bornent à n’être que des chambres clairsemées d’enregistrement ; la Justice frappe là où on lui dit de frapper, d’ailleurs elle ne fait qu’appliquer le droit positif. Maintenant que le peuple aille, en criant sa désapprobation, demander aux privilégiés d’abdiquer leurs privilèges, aux monopoleurs de renoncer à leur monopole, à tous d’abjurer leur oisiveté, ceux-là lui riront au nez.

Les plus habiles de cette ploutocratie, sentant tout ce qu’il y a de menaçant pour eux dans le désespoir d’une multitude privée du nécessaire, proposent d’alléger un peu sa misère, lâchent une prime exceptionnelle de fin d’année, non par humanité, mais pour se sauver du péril. Quant à la Démocratie directe, il ne faut point en parler, on se borne à jeter aux précaires un os à ronger, qu’ils s’en contentent. Ils se plaignent encore, ils ont du mal à joindre les deux bouts. Ils sont dans la dèche, qu’on leur donne un grand débat, qu’on leur fournisse des stylos et du papier. Certains penseront que c’est étrange, chez les précaires, « ce besoin de faire des phrases ». Que les Français écrivent leurs doléances, qu’ils expriment leurs suppliques à leur monarque républicain, à leur Prince. D’aucuns diront qu’il est bon Prince car il leur offre un espace « inédit » de Liberté. C’est oublier que cet espace est restreint : l’ISF, les dernières lois votées venant saper les conquis sociaux, les institutions, la Constitution sont intangibles, ce sont des sujets interdits. Que dire du Smic, des salaires en général, de l’évasion fiscale, de l’exportation des armes, de la politique étrangère, européenne ? Quelle hypocrisie quand, de surcroît, le Prince fuit la Plèbe ! Dans le même temps, adieu les enquêtes publiques pour les dossiers touchant à l’environnement, place à l’expérimentation, place à la modernité, place à la simplification, place à la consultation sur Internet (1), et surtout place au droit des affaires. Au commencement, on expérimente gentiment ; ensuite on généralise en douce. Et s’il y a des dégâts environnementaux, rassurez-vous ceux-ci seront compensés : il y a même un marché pour cela ; par exemple pour la « compensation carbone », on achète à vil prix les arbres, les forêts des pays pauvres du Sud, on les dépossède ainsi de leurs biens jusqu’à les chasser de leurs terres. C’est peu dire que la « croissance verte » est une imposture scientifique. C’est peu dire que le « Grand débat » est une supercherie formidable pour gagner du temps. Après « aux urnes, Citoyens ! », nous aurions droit « aux stylos, Citoyens ! » Allez-y « en confiance » : la montagne accouchera d’une souris. « Je me figure un auteur qui dit : ‘‘je chanterai la guerre que firent les Titans au Maître du tonnerre.’’ C’est promettre beaucoup : mais qu’en sort-il souvent ? Du vent. » (2)

Il y aura bientôt nécessité d’opter entre la République monarchique et la République démocratique, entre l’autoritaire et la liberté, entre l’arbitraire et la sûreté, entre le sécuritaire et le solidaire.

Depuis cinq siècles, l’argent détruit sans pitié tout ce qu’il rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine et le tardigrade vont s’éteindre, anéantis par une poursuite aveugle. Des espèces encore inconnues disparaîtront à jamais. Les forêts primaires tombent l’une après l’autre. La hache abat la diversité, seule l’uniformité est replantée. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre (sic). Les gisements de houille, de pétrole, de gaz, les sols, les minerais, la faune et la flore sont gaspillés avec une incurie sauvage. (3)

N’en déplaise aux économistes orthodoxes, aux réacs racornis, aux journaleux serviles, aux philosophes de boudoir, aux salonnards de tout poil, les pauvres sont trop taxés, les riches sont trop exonérés. Vous m’accorderez que le riche a fort peu de chance d’avoir un accident du travail, de vivre dans la crainte du chômage, de perdre un œil ou une main pour avoir manifesté son goût immodéré pour le lucre et le luxe, d’être victime d’une justice par trop expéditive. Seul le trépas remet de l’équité en ce bas monde.

Ce qui nous touche tous ou presque, c’est l’expérience, acquise depuis trop longtemps, que les prétendus services rendus par l’argent sont payés cher, très cher. Tout le système, tout l’édifice repose sur un postulat admis par tous ou presque : l’argent non utilisé et prêté à un tiers doit générer des intérêts, alors que l’argent ne devrait être qu’un intermédiaire neutre et gratuit. C’est la nécessité qui crée la distorsion entre les parties : en manque de liquidité, le précaire n’a plus qu’à se vendre à vil prix. Pour accroître les bénéfices, on pèse sur les salaires et on augmente la productivité. L’expérience démontre que le capital accorde au salarié tout juste de quoi se payer le nécessaire. Quant au capitaliste, l’expérience prouve que l’enrichissement est la règle, et la ruine une très rare exception. (4)

Fini l’aphorisme insolent de la Rome impériale «  Panem et circenses !  » Qu’on sache bien que le peuple ne mendie plus ! Il n’est pas question de laisser tomber d’une table splendide quelques miettes pour l’amuser ; le peuple n’a pas besoin d’aumônes ; c’est de lui-même qu’il entend reconquérir sa souveraineté, tenir son bien-être. Il veut faire et il fera les lois qui doivent le régir : alors ces lois ne seront plus faites contre lui ; elles seront faites pour lui parce qu’elles le seront par lui. Nous ne reconnaissons à personne le droit d’octroyer je ne sais quelles largesses qu’un caprice contraire pourrait révoquer. Nous demandons que les Français choisissent la forme de leur Constitution, de leur gouvernement, et leurs mandataires révocables qui auront pour mission de faire des lois justes. Cette réforme accomplie, l’impôt devra s’emparer du superflu des oisifs pour le répartir entre cette masse d’indigents condamnés à la survie ; il faudra substituer au funeste tripotage de bourse un système de banques nationales où les actifs trouveront des éléments de fortune. Alors, mais seulement alors, les impôts seront un bienfait, ils seront une juste contribution à l’Intérêt Général, à la solidarité.

Justice sociale ! Justice fiscale ! Juste la Justice ! Telle pourrait être la nouvelle devise.

Oui, Mesdames. Oui, Messieurs. «  Quand l’ordre est injustice, le désordre est déjà un commencement de justice. » (Romain Rolland )

D’après La Défense du Citoyen Blanqui, 1832 (5)

PERSONNE

(1) Vers la fin des enquêtes publiques ? :
https://www.adenos-asso.fr/2018/09/23/la-fin-progressive-des-enquetes-publiques-loi-n-2018-727-du-10-aout-2018/
Le décret n° 2018-1217 sur l’expérimentation en région Bretagne et Hauts-de-France a été signé le 24/12/18.

(2) “ La Montagne qui accouche ”, La Fontaine.

(3) Critique sociale, tome 1 Capital et travail, partie L’usure, chap. III, Blanchi, 1870 :
« Depuis bientôt quatre siècles, notre détestable race détruit sans pitié tout ce qu’elle rencontre, hommes, animaux, végétaux, minéraux. La baleine va s’éteindre, anéantie par une poursuite aveugle. Les forêts de quinquina tombent l’une après l’autre. La hache abat, personne ne replante. On se soucie peu que l’avenir ait la fièvre. Les gisements de houille sont gaspillés avec une incurie sauvage. »

(4) Lire l’échange entre Gobseck et Lazare dans Critique sociale, tome 1 Capital et travail, chap. Origine et marche de l’usure, Blanqui (ouvrage disponible sur gallica.bnf.fr)

(5) Procès des Quinze - Défense du citoyen Blanqui  :
« Le Président à l’accusé. Quelle est votre profession ?
Blanqui. Prolétaire.
Le Président. Ce n’est pas là une profession.
Blanqui. Comment ce n’est pas une profession ! c’est la profession de trente millions de Français qui vivent de leur travail et qui sont privés de droits politiques.
Le Président. Eh bien soit ! Greffier, écrivez que l’accusé est prolétaire. »
La défense du Citoyen Blanqui est à lire sur : http://www.brainternet.net/wp-content/uploads/2017/02/textes-blanqui.pdf


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