« Quelque méchants que soient les hommes,
ils n’oseraient paraître ennemis de la vertu ;
et, lorsqu’ils la veulent persécuter,
ils feignent de croire qu’elle est fausse,
ou ils lui supposent des crimes. »
La Rochefoucauld,
Réflexions ou Sentences et Maximes morales (1664)
La justice britannique statuera dans quelques mois sur la recevabilité de la procédure d’extradition, et par là même sur le sort de Julian Assange, qui deviendrait encore plus sombre qu’il ne l’est déjà si le journaliste australien devait subir un procès aux États-Unis. Le fondateur de WikiLeaks y fait l’objet de 18 chefs d’inculpation – en particulier celui d’espionnage – et risque jusqu’à 175 ans de prison pour… avoir publié la vérité sur les crimes et turpitudes de Washington.
Les audiences ayant débuté le 24 février à la Woolwich Crown Court de Londres, Le Monde s’est sans doute senti obligé de « soutenir » Julian Assange, surtout que celui-ci est victime d’un traitement cruel et dégradant depuis plusieurs années. Détenu à la prison de haute sécurité de Belmarsh ces dix derniers mois, la plupart du temps à l’isolement, il avait déjà été contraint de rester enfermé pendant presque sept ans dans l’ambassade d’Équateur de la capitale britannique (où lui et ses visiteurs – parmi lesquels des avocats – étaient espionnés pour le compte de la CIA par la société espagnole UC Global).
Sa santé s’est dégradée durant toutes ces années de réclusion et de persécution. « En plus de maux physiques, M. Assange présente tous les symptômes typiques d’une exposition prolongée à la torture psychologique », d’après Nils Melzer, le rapporteur spécial des Nations unies sur la torture. Il faut aussi prendre connaissance de l’appel publié par un collectif de 117 médecins dans la prestigieuse revue médicale britannique The Lancet. Le site Le Grand Soir, qui est la meilleure source francophone en ce qui concerne « l’affaire Assange » grâce à la courageuse obstination de Viktor Dedaj, propose une traduction de cet article au titre évocateur : « Mettre fin à la torture et à la négligence médicale de Julian Assange ».
Malgré ce contexte, en à peine 3 500 signes (550 mots), l’éditorial du Monde – qui exprime donc le point de vue de la rédaction – réussit le tour de force de désapprouver l’extradition tout en éreintant implacablement l’homme innocent qui en est la cible, un « confrère » passionnément dévoué à la justice et à la vérité. On entrevoit un ignoble sous-texte : « Julian Assange a quand même un peu mérité sa disgrâce ». Dans un concentré de friponnerie intellectuelle, le quotidien énumère les principales critiques – et calomnies – des médias dominants (et parfois moins dominants...) à l’égard du fondateur de WikiLeaks et des actions de l’organisation.
Passons maintenant en revue les erreurs – fake news ? –, déformations et lacunes de cet article. Comme elles sont toutes en défaveur de « l’accusé », on peut en déduire que Le Monde pratique l’incompétence journalistique de façon ciblée. Une sorte de nullité réfléchie.
- « Pour les défenseurs de la liberté d’informer, Julian Assange, 48 ans, n’est pas un “client” facile. »
Dès la première phrase, le ton est donné. Au contraire, le « cas Assange » est très facile, à condition de défendre la liberté d’informer de façon conséquente, c’est-à-dire en s’attachant honnêtement aux faits, à la vérité et aux principes. Il n’est pas non plus interdit de se montrer sensible à l’immense injustice qui est faite à un journaliste valeureux... Soutenir résolument Julian Assange et exiger sa libération immédiate devrait être une évidence, si Le Monde et la plupart des médias ne s’en aperçoivent pas, cela ne fait que mettre en lumière leur fourvoiement professionnel et leur soumission à Washington.
- « Le fondateur de WikiLeaks est-il un lanceur d’alerte courageux, acharné à révéler des vérités utiles mais dérangeantes, ou un hackeur militant de la transparence absolue, dévoyé, et piégé par un Donald Trump dont il a aidé l’élection ? »
Bel exemple d’alternative orientée. « Le fondateur de WikiLeaks est-il dérangeant ou dévoyé ? » D’une part, Julian Assange n’est pas un lanceur d’alerte, c’est un journaliste, le rédacteur en chef d’une entreprise de presse, celle-ci publiant après vérification et édition des documents confidentiels que lui ont confiés des lanceurs d’alerte. Et quand Le Monde parle de « vérités utiles mais dérangeantes », il se place implicitement du point de vue du pouvoir états-unien – qui est dérangé au premier chef par les révélations si ce n’est lui ? –, ce qui ne surprendra guère les connaisseurs de ce quotidien libéral-atlantiste.
D’autre part, jusqu’à preuve du contraire, Julian Assange, même s’il fut un hackeur de génie dans les années 1990, n’a pas pratiqué le piratage informatique dans le cadre de ses activités pour WikiLeaks. Et il n’a jamais plaidé pour une « transparence absolue » ; militant anti-guerre zélé, il veut avant tout montrer aux peuples le véritable visage des États et promouvoir les idéaux démocratiques. Enfin, rien ne permet d’affirmer qu’il a été « piégé » par Donald Trump. Si WikiLeaks n’avait pas publié les documents compromettants du Comité national démocrate (DNC) et les courriels de John Podesta – le directeur de campagne d’Hillary Clinton – une fois que ceux-ci étaient en sa possession, ou avait attendu après l’élection présidentielle de novembre 2016 pour le faire, cela n’aurait-il pas « aidé » la candidate du Parti démocrate ?…
Assange a dit à plusieurs reprises que WikiLeaks aurait publié des documents pertinents sur l’équipe Trump s’ils en avaient reçus ; en janvier 2017, l’organisation a même fait un appel pour qu’on lui transmette la déclaration d’impôts que le président américain refuse de rendre publique après avoir promis de le faire pendant la campagne. Le Monde n’a cure de l’altruisme profondément humaniste de Julian Assange, il lui attribue une part de responsabilité dans la défaite de la « reine du chaos », et cela est impardonnable à ses yeux.
- « À cette époque, Julian Assange a confié ces centaines de milliers de documents militaires et diplomatiques à cinq journaux, dont le Guardian, le New York Times et Le Monde, en acceptant leurs règles éthiques, notamment la protection des sources. Les documents publiés furent donc expurgés des identités de toute personne susceptible d’être mise en danger, et éclairés par l’expertise indépendante des journalistes des cinq rédactions. »
L’art de se jeter des fleurs… et de minimiser l’apport et le sérieux de WikiLeaks. Ce passage laisse entendre qu’avant de collaborer avec ces phares de la presse internationale, l’organisation ne suivait pas de règles éthiques exigeantes, protégeait mal ses sources, etc. C’est faux. D’ailleurs Le Monde s’empêtre tout seul dans une incohérence car pourquoi aurait-il voulu s’associer à un partenaire irresponsable et négligent ? WikiLeaks a toujours eu le souci de veiller à la protection de ses sources et de travailler méticuleusement sur les documents fuités avant de les mettre à disposition du public.
Dans un article publié en octobre 2011 dans le Sydney Morning Herald, Julian Assange a par contre reproché au Guardian et dans une moindre mesure au New York Times d’avoir voulu publier les câbles diplomatiques américains trop vite, sans aller jusqu’au bout du nécessaire processus d’édition (voir la traduction en français de ce texte très instructif). Il se trouve que le quotidien de « gauche » The Guardian s’est montré très hostile à l’égard de Julian Assange, encore plus que les quatre autres journaux partenaires.
Contrairement à ce qui est souvent affirmé, WikiLeaks n’a jamais compromis aucune source. Quant aux assertions sur la mise en danger de personnes mentionnées dans les documents divulgués, les accusateurs ont pour l’instant été dans l’incapacité de fournir ne serait-ce qu’un seul cas probant ; nous avons pu le constater de nouveau lors des premières audiences pour l’extradition, l’avocat représentant les États-Unis n’ayant pu produire le moindre exemple incriminant WikiLeaks.
- « Une vidéo, notamment, révélait une bavure de l’armée américaine à Bagdad en 2007 »
Ce que montre la vidéo « Collateral Murder », c’est un crime de guerre, pas une « bavure ». Par ce choix de vocabulaire, Le Monde euphémise l’horreur, manifestant une fois encore sa complaisance à l’égard de Washington. Le journal utilise-t-il le terme « bavure » lorsqu’il est question des armées russe, iranienne ou vénézuélienne ?…
De même, il ne viendrait pas à l’idée de la chefferie éditoriale du quotidien vespéral de mettre en lumière l’ignominie morale d’un ordre politique qui laisse libres ceux qui commettent ou permettent un tel massacre et martyrise ceux qui le dénoncent : Chelsea Manning et Julian Assange (voir aussi le cas insuffisamment connu de l’ancien agent de la CIA John Kiriakou).
- « Depuis lors, Julian Assange ne s’est comporté ni en défenseur des droits de l’homme ni en citoyen respectueux de la justice. »
Cette affirmation est abjecte à tout point de vue. Comme nous allons le voir, elle repose entièrement sur des mensonges et des calomnies. En attaquant ainsi un prisonnier politique persécuté – ancien partenaire du journal de surcroît –, Le Monde dévoile la mesure de sa gredinerie policée. Rappelons au passage que ce vénérable journal a pour actionnaire un authentique repris de justice en la personne de Xavier Niel.
- « Dès 2011, il a bafoué ses engagements en publiant les documents américains non expurgés. »
C’est faux. Deux journalistes du Guardian, David Leigh et Luke Harding, ont publié dans un livre sur Assange et WikiLeaks sorti à la va-vite en février 2011 le mot de passe que l’organisation avait confié au premier pour accéder aux 250 000 câbles diplomatiques, ce qui a conduit à une mise en ligne de ceux-ci dans une version non expurgée. L’imprudence vient une fois encore d’un média installé. Le Guardian, qui est également l’éditeur de l’ouvrage, dément et renvoie la faute sur son ancien partenaire, mais si on ne présente pas aux lecteurs les arguments détaillés de WikiLeaks, on oriente lourdement l’interprétation.
Dès que Julian Assange et sa proche conseillère Sarah Harrison ont appris que les documents allaient être diffusés in extenso – l’hebdomadaire allemand Der Freitag venait de faire savoir qu’il les avait en sa possession –, ils ont essayé de prévenir les autorités américaines afin qu’elles puissent anticiper les conséquences potentielles. Dans le documentaire de Laura Poitras consacré à Assange, Risk (2016), un passage montre celui-ci et Sarah Harrison au téléphone s’efforçant d’alerter... Hillary Clinton, alors secrétaire d’État de l’administration Obama. Ils insistent auprès de leur interlocuteur sur l’urgence, mais se heurtent à un manque flagrant de coopération ; Washington refusera ensuite de rencontrer les représentants de WikiLeaks pour gérer la crise.
Il faut préciser que les autorités américaines avaient été consultées en amont de la publication des câbles diplomatiques pour expurger les éléments qui pourraient mettre des personnes en danger. WikiLeaks avait également collaboré dans le même objectif avec de nombreuses organisations de défense des droits de l’homme dans chacun des pays concernés par les révélations.
- « Il a ensuite refusé de se rendre à une convocation de policiers suédois après deux plaintes pour agression sexuelle – plaintes qui ont été classées depuis. »
Une affirmation à la fois fausse et calomnieuse qui vise de façon sournoise à salir la réputation de Julian Assange. Traiter ainsi l’affaire des accusations suédoises en une phrase n’est pas sérieux, cela laisse penser qu’il serait possible de comprendre de quoi il retourne sans entrer dans le détail, et notamment sans prendre connaissance des dépositions et témoignages. Certains journalistes se sont efforcés d’établir les faits avec rigueur, et le résultat est radicalement différent du récit médiatique dominant ; voir par exemple cet article de Jonathan Cook.
Julian Assange n’a jamais refusé de faire une déposition dans le cadre de l’enquête préliminaire suédoise, il était d’accord pour venir sur place mais Stockholm refusait obstinément de lui garantir qu’il ne s’exposait pas à une extradition vers les États-Unis. Or, le journaliste savait au moins depuis décembre 2010 qu’il y avait des pourparlers entre la Suède et les États-Unis au sujet de son extradition. Et, grâce à une fuite, il savait également dès janvier 2011 qu’un grand jury s’était réuni en secret dans l’État de Virginie et qu’il existait un acte d’accusation sous scellés contre lui. Ajoutons que le FBI a voulu le piéger en Islande durant l’été 2011.
Se sentant – à juste titre ! – traqué, mais désirant sortir de l’impasse, Assange a pendant plusieurs années proposé différentes solutions raisonnables à la procureure suédoise Marianne Ny : répondre aux questions par écrit, faire sa déposition à distance par téléphone, vidéoconférence, ou ensuite dans les locaux de l’ambassade d’Équateur. Toutes ces options ayant été rejetées, le fondateur de WikiLeaks n’avait pas d’autre choix que de contester son extradition vers la Suède devant la justice britannique puis de trouver asile quelque part une fois les recours épuisés. Après avoir ainsi prolongé inutilement son enfermement dans l’ambassade, Marianne Ny a finalement envoyé un magistrat à Londres en novembre 2016. Il est d’ailleurs fort éclairant de lire la déposition de Julian Assange.
Bien d’autres aspects mériteraient d’être traités. Par exemple, le fait que l’affaire a été ouverte puis close trois fois en neuf ans sans apport de nouveaux éléments. Suivant un objectif clairement politique, le Royaume-Uni a exercé des pressions sur la Suède pour que celle-ci continue la guerre judiciaire (lawfare) contre Assange. Dans son article, Jonathan Cook raconte que la journaliste d’investigation italienne Stefania Maurizi a obtenu des courriels du parquet britannique qui « montrent qu’en 2013, la Suède voulait abandonner les poursuites contre Assange, mais qu’elle avait subi de fortes pressions de la part des Britanniques pour continuer à faire semblant de demander son extradition. Il y a des courriels du parquet qui disent : “Ne vous avisez pas” d’abandonner l’affaire, et le plus révélateur de tous : “Ne croyez pas que cette affaire soit traitée comme une simple extradition de plus”. »
Utilisées dans une vaste campagne de dénigrement, les accusations suédoises ont durablement contribué à saper la solidarité autour du journaliste australien. Beaucoup d’organisations, de médias et de personnalités de « gauche » leur ont accordé du crédit, voire les ont relayées, sans examiner soigneusement les faits. Affirmant plus ou moins explicitement que cette « affaire » était rédhibitoire à leurs yeux, ils ont refusé d’apporter le moindre soutien à Julian Assange, acceptant de fait qu’il soit abandonné à son sort.
Comme l’ont écrit Katrin Axelsson et Lisa Longstaff de l’association britannique Women Against Rape dans une tribune publiée en 2012, « [l]es autorités se préoccupent si peu des violences contre les femmes qu’elles manipulent les accusations de viol comme bon leur semble, généralement pour renforcer leurs pouvoirs, et dans le cas présent pour faciliter l’extradition d’Assange ou même sa restitution aux États-Unis. » En mentant par omission et en refusant de fournir à ses lecteurs d’importants éléments d’appréciation, Le Monde participe à cette manipulation cynique et irresponsable qui a coupé Julian Assange de nombreux alliés potentiels. Le quotidien piétine ainsi dans le même mouvement la cause de la liberté de la presse et le combat contre les violences faites aux femmes.
Leçon amère : quand la gauche est faible (et/ou bête), il est relativement facile pour les puissants de saboter un mouvement de solidarité, surtout avec le concours des médias.
- « Réfugié pendant près de sept ans à l’ambassade d’Équateur à Londres, il a été interpellé, en avril 2019, pour s’être soustrait aux obligations de sa liberté conditionnelle. »
Encore une présentation lacunaire et trompeuse de la réalité. Si Julian Assange a pu être enlevé – et pas « interpellé » – à l’intérieur de l’ambassade par Scotland Yard, c’est seulement parce que le président équatorien n’était plus Rafael Correa. Pourtant le dauphin de ce dernier, le nouveau chef de l’État, Lenín Moreno, s’est avéré corrompu et particulièrement sensible aux desiderata de Washington (en particulier dans le but d’obtenir un prêt du FMI). Déjà spartiates, les conditions de vie du fondateur de WikiLeaks se sont progressivement dégradées dans l’ambassade, jusqu’à culminer avec le retrait de la nationalité équatorienne qui lui avait été accordée et l’annulation de son asile politique.
L’invocation des obligations de la liberté conditionnelle est un pur prétexte pour coincer le journaliste pourchassé. La preuve en a été donnée par la suite. La justice britannique a condamné Assange à une peine de 50 semaines de prison pour violation des conditions de sa liberté conditionnelle, très proche du maximum légal (52 semaines) prévu pour cette catégorie d’infraction. Le juge a refusé en bloc de prendre en compte les circonstances atténuantes, au premier rang desquelles la menace d’extradition vers les États-Unis et l’obtention de l’asile politique qui constituait le seul moyen de s’en prémunir.
Comme l’a dit Nils Melzer dans une interview, il s’agit d’« un verdict disproportionné, une violation de ses droits, puisque normalement, ce genre d’infraction est passible d’une amende ou d’une légère peine de prison. » Comme toute personne reconnue coupable de cette infraction, Julian Assange était admissible à une mise en liberté sous caution une fois la moitié de sa peine effectuée (c’est-à-dire à la date 22 septembre 2019) ; la juge Vanessa Baraitser ne l’a pas permis et a maintenu le journaliste en détention. Ceci montre bien que la violation des conditions de la liberté conditionnelle était une argutie juridique conçue pour l’enfermer.
- « Prompt à s’attaquer aux secrets des pays démocratiques, Julian Assange s’est montré moins empressé à l’égard des pays autoritaires. Il a travaillé pour Russia Today, télévision de propagande financée par le Kremlin. »
Le Monde met le paquet pour ternir l’image d’un confrère qui, il est vrai, a une conception autrement plus noble et indépendante du journalisme. La bonne vieille ficelle de la connexion russe est donc invoquée. Le fait que le quotidien libéral-atlantiste considère les puissances occidentales comme des démocraties ne surprendra personne. Mais la gazette des élites ne peut s’empêcher d’enrichir son aveuglement idéologique de mensonges en bonne et due forme. Car WikiLeaks a publié beaucoup de documents confidentiels concernant des pays situés en dehors du périmètre des « démocraties libérales », via les câbles diplomatiques (certains observateurs et Assange lui-même estiment que ceux-ci ont contribué à déclencher les printemps arabes en Tunisie en en Égypte), mais aussi dans des dossiers autonomes, par exemple sur la Russie, la Turquie ou l’Arabie saoudite.
Quant à la référence attendue à « Russia Today, télévision de propagande financée par le Kremlin », elle est destinée à tétaniser les petits enfants occidentaux (et les lecteurs du Monde). Comme chacun sait, seuls les pays que l’Otan a dans le collimateur pratiquent la propagande. Et le fait d’être la propriété de milliardaires ne pose aucun problème d’indépendance aux médias. Par conséquent, le bourrage de crâne est parfaitement étranger au quotidien vespéral, qui n’a que les plus hautes valeurs pour boussole. Son éditorial objectif et nuancé sur Assange en fournit d’ailleurs la démonstration.
Le Monde considère-t-il que des personnes aux profils aussi divers que Larry King, Rafael Correa, José Mourinho ou Frédéric Taddeï – qui animent des émissions sur les différentes antennes de RT –, sont tous dans la main de Moscou ? Et quand on est un journaliste dissident et que l’on n’a aucune chance de se voir proposer un espace régulier dans un grand média occidental, comme c’était le cas pour Julian Assange, qu’est-on censé faire ? Quel choix reste-t-il pour sortir de la marginalité et s’exprimer auprès d’un large public ? Cela dit, on comprend que Le Monde et ses semblables préféreraient que de telles personnalités disparaissent pour de bon du paysage médiatique.
- « En 2016, il a diffusé des documents subtilisés par les services secrets russes au Parti démocrate américain afin de discréditer sa candidate, Hillary Clinton. »
C’est là que l’on atteint des sommets dans la manipulation et, pour le coup, la propagande pure et simple. Le Monde donne ici dans la fake news de compétition, ce qui laisse indifférents Les Décodeurs maison, sans doute partis au ski. En effet, il n’y a pas de preuve de ce que certifie ici le quotidien avec une grande assurance. L’allégation a certes été répétée des milliers de fois dans les médias dominants, pourtant, comme le montre remarquablement cet article très complet d’Aaron Maté, elle n’est toujours pas étayée par des éléments matériels incontestables. Précisons que ce journaliste de l’excellent site The Gray Zone est probablement le meilleur spécialiste au monde du Russiagate (voir ce texte paru dans Le Monde diplomatique).
Comme le rappelle Aaron Maté, Julian Assange a affirmé en janvier 2017 : « Les sources de WikiLeaks en ce qui concerne les courriels de Podesta et la fuite du DNC ne sont membres d’aucun gouvernement. Ce ne sont pas des acteurs étatiques. Elles ne viennent pas du gouvernement russe. » Moscou a également nié toute implication. Alors qui assène avec la dernière énergie que le Kremlin est à l’origine la chute de la maison Clinton ? La communauté du renseignement US et le Parti démocrate (et ses obligés). Autant dire que pour Le Monde, c’est parole d’évangile.
Cela dit, lorsqu’on prend la peine de creuser la question, on s’aperçoit que les services de renseignement eux-mêmes n’affirment pas avec certitude que les services russes sont à l’origine du piratage informatique ; ils parlent plutôt d’un « haut degré de confiance ». En juillet 2016, des responsables du renseignement ont même déclaré au Washington Post qu’ils « n’ont pu parvenir à une conclusion sur qui a transmis les courriels [du DNC] à WikiLeaks » et ne savaient dont pas « si des responsables russes [avaient] piloté la fuite ». Par ailleurs, fait peu connu, il existe des différences d’évaluation entre la CIA, le FBI et la NSA, cette dernière affirmant avoir un « degré de confiance modéré » dans l’hypothèse de l’ingérence russe en faveur de Trump. Si vous avez l’impression d’entendre tout ceci pour la première fois, c’est normal, les médias dominants ont fait de la désinformation intensive à ce sujet. Le Monde en tête. Remarquons au passage que le journal n’a jamais mentionné – y compris pour essayer de les réfuter – les travaux d’Aaron Maté.
Dans l’affaire Assange, la barricade n’a que deux côtés
Il y a d’autres inexactitudes et « oublis » dans le texte du Monde, mais arrêtons-là la mise en pièces. La démonstration de la malhonnêteté du quotidien est faite. Comme les médias n’ont pas correctement informé sur l’affaire Assange, les mensonges passent plus facilement. Certains diront peut-être qu’il est malgré tout bienvenu qu’un journal influent se prononce contre l’extradition aux États-Unis. D’une part, c’est la moindre des choses, surtout que Le Monde a amplement utilisé les documents confidentiels qui valent au fondateur de WikiLeaks d’être persécuté par Washington. D’autre part, calomnier le journaliste australien tout en prétendant défendre ses droits n’aide en rien le mouvement de solidarité, cela s’appelle juste « se couvrir ».
L’affaire Assange est complexe dans ses détails et ramifications, mais très simple sur le fond. Elle agit comme un révélateur, un sérum de vérité, elle permet de voir qui défend sans détour les principes et les valeurs les plus nobles, et qui se défile ou consent au martyre d’un héros. Dans sa phase actuelle, elle oblige les organisations et médias à prendre position, ainsi nous y voyons plus clair sur le sérieux avec lequel les uns et les autres se soucient de la vérité, de la justice et de la démocratie. L’état des lieux n’est pas reluisant.
Dans l’affaire Assange, la barricade n’a que deux côtés. Et il est bien tard pour choisir le bon...
Laurent Dauré