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« une vie vaut tous les trésors du monde »

« SIN EMBARGO » - Paroles cubaines sur le blocus (et le reste aussi) - 12/13 - Hôpital OncoPédiatrique de la Havane

Carnet de bord. Extrait

Ca y’est, le voilà qui remet ça. Le petit papy qui conduit la voiture qui me sert de moyen de locomotion à Santa Clara recommence à radoter sur la situation dans son pays. Il parle avec une gouaille qu’il m’est difficile de suivre mais je comprends qu’il n’est pas content. J’ai pris l’habitude de le laisser vider son sac (car à part ça, il est sympa). Cet après-midi, je dois me rendre au bureau local du Ministère de l’Intérieur pour effectuer une démarche administrative. Nous entrons dans la salle d’attente. Papy râleur s’installe à mes côtés et n’interrompt sa diatribe que le temps de rallumer son cigare. Une femme en uniforme s’approche de nous et nous informe qu’il est interdit de fumer dans le bâtiment. Nous sortons. Il reprend de plus belle. Je lui demande s’il n’a pas peur de parler ainsi dans un bureau du Ministère de l’Intérieur. Il ne comprend pas ma question. Tu n’as pas peur ? « Peur de quoi ? » me demande-t-il. Ton discours anti-communiste (je crois bien que j’ai précisé « primaire ») ne risque pas de t’attirer des ennuis ? « Quels ennuis ? ». Il paraît sincèrement outré. Il sort un petit portefeuille rabougri de sa poche d’où il extirpe une vieille photo en noir & blanc, tout en grommelant« anti-communiste, moi ? ». Sur la photo, on voit le « Che ». Il désigne un des jeunes sur la photo qui l’entourent. « Ca, c’est moi. J’étais son garde du corps ». Je suis (forcément) impressionné. Il fouille encore dans son portefeuille et sort un document chiffonné. « Et ça, c’est ma carte du Parti. » Il fait une pause, le temps de me laisser ingurgiter l’information, puis ajoute « et je suis toujours prêt à donner ma vie pour cette Révolution ».

Je ne peux m’empêcher d’avoir une pensée émue pour les agents de la CIA chargés depuis toutes ces années de faire un rapport sur l’état d’esprit de la population. Tu m’étonnes qu’ils n’aient jamais rien compris..

VD

Quand je suis retourné à Cuba en Février [1993]... J’ai découvert des pédiatres exerçant dans des hôpitaux splendides qui passaient chaque matin à compter les rares médicaments pour les enfants... le directeur d’un centre de soins me faisait part de ses craintes de voir le lait disparaître pour les tous petits, comme cela était déjà le cas pour les enfants de plus de sept ans... Que doit-on penser au sujet d’un embargo qui interdit nourriture et médicaments aux enfants ? J’ai honte.

Dr Benjamin Spock - lettre au New York Times, le 3 Juin 1993.

1ère partie :

Paroles de Lorenzo Anasagasti

Professeur, chercheur.
Vice-directeur du département de recherches de l’Institut d’Oncologie de la Havane
Président de l’Association cubaine d’Oncologie et de radio-thérapie et médecine nucléaire

Le blocus est omniprésent, dans tous les aspects de la vie et plus précisément dans ma spécialité. J’ai été invité aux Etats-Unis à trois occasions, par un centre d’oncologie important à Houston (Texas). A deux reprises le visa me fut accordé une semaine après le début des rencontres. A une autre occasion, pour une autre rencontre scientifique patronnée par la Fondation Rothschild, j’ai pu y assister. On y présentait un nouveau traitement contre le lymphome monoclonal et Cuba avait une grande expérience dans ce domaine, ce qui a motivé notre participation. Ce genre d’incident a lieu avec plus ou moins de fréquence selon les périodes. Les rencontres scientifiques auxquelles nous sommes invités, et je ne parle pas de moi en particulier car cela concerne tous les chercheurs cubains, et qui sont des rencontres parrainés par des organismes internationaux, nous sont souvent fermées à cause des Etats-Unis. Il y a quelques temps a eu lieu une rencontre sur le traitement radio-thérapeutique parrainée par l’Association Internationale de l’Energie Atomique et le Centre de Recherches à Argon, aux Etats-Unis. Le Cubain qui avait été invité n’a pu y assister sous prétexte qu’il représentait un danger pour la sécurité des Etats-Unis. Il s’agissait d’une rencontre médicale et internationale. Ces choses arrivent dans tous les aspects de notre travail.

Je me souviens qu’en 1979, Cuba a reçu sa première caméra aux rayons gamma. C’est un appareil qui sert à examiner le corps, les organes et permet de détecter les tumeurs. C’était à l’époque une technologie très innovante et très utile dans l’oncologie. Nous pourrons aller la voir tout à l’heure car il existe toujours. C’était un appareil de marque General Electric, une société nord-américaine. Il a fallu le faire transiter par trois pays européens et le faire passer à Cuba sous une marque fictive pour pouvoir l’importer. A part la perte de temps et les coûts de transports supplémentaires engendrés, trouver des pièces de rechange était un problème. Il fallait faire appel à des circuits « irréguliers », et nos techniciens ont du apprendre, par la force des choses, à entretenir et réparer l’équipement – ce qui est toujours le cas.

Ma première expérience personnelle du blocus a eu lieu en 1984 lors d’une rencontre latino-américaine sur la cancérologie, organisée à Panama. Il y avait là des stands de différentes entreprises pharmaceutiques. A cette époque, un nouveau produit faisait son apparition, l’Uromitexan, utile pour augmenter les doses de radio-thérapie dans le traitement de certaines tumeurs. J’étais en train de poser des questions sur certains aspects scientifiques. L’employé derrière le stand était en train de me remettre la documentation lorsqu’il a vu mon badge qui mentionnait « délégation cubaine ». Il m’a aussitôt repris la documentation des mains en me disant « je suis désolé, mais je ne peux pas vous donner ça. Si mon employeur l’apprend, je peux perdre mon travail ». Bien-sûr, j’ai réussi à obtenir l’information que je cherchais par d’autres voies, mais c’est le genre de choses qui arrive fréquemment et pour lequel il faut encore faire appel à ce que j’appelais des « circuits irréguliers ». Des exemples comme celui-là, il en existe beaucoup.

En 2000, lorsque Cuba a lancé la « Réclamation du Peuple Cubain contre le gouvernement des Etats-Unis » [procès global organisé à Cuba contre le Blocus des Etats-Unis - http://www.cuba.cu/gobierno/DEMANDA.html] », j’avais effectué un calcul, et qui est sans doute inférieur à la réalité car je n’avais pas encore toutes les données en main à l’époque, est de plus de 10 millions de dollars au cours des 7 années précédentes. Ce chiffre représentait ce que le blocus avait coûté à mon service. Ce chiffre comprend le coût induit par l’obligation d’acheter des équipements plus chers, ou d’une qualité inférieure, les surcoûts de transport, et les coûts engendrés par le recours à trois et même quatre intermédiaires pour pouvoir l’obtenir. Il comprend aussi les équipements achetés et qui ne pouvaient plus être utilisés. Je me souviens d’un appareil de mesure de la coagulation du sang, fabriqué aux Etats-Unis. Lorsqu’il est tombé en panne, il nous a été impossible de le faire réparer. Et tout est comme ça. En 2006, Cuba avait acheté à une entreprise canadienne, Nordion, un équipement de brachythérapie. C’est un appareil qui sert à diffuser le traitement directement dans, ou très près, d’une tumeur. C’est un appareil qui fonctionne automatiquement, de très bonne qualité, qu’on a obtenu à un bon prix. Il a fallu former notre personnel, préparer les locaux pour son installation. Peu de temps avant de recevoir l’appareil, l’entrepris Nordion a vendu à une entreprise US la division qui le fabriquait. Une semaine plus tard nous avons été informés que la fourniture de la matière première radio-active – qui devait être changée tous les trois mois – allait cesser. Nous avons donc dû tout remplacer pour du matériel d’une société hollandaise. Cela nous a pris entre huit et dix mois. Il a fallu modifier les locaux, former à nouveau le personnel. Dix mois pendant lesquels les patients n’ont pu être traités. Ces choses-là nous arrivent très fréquemment.

Dans mon service, nous avons récemment acquis un microscope, un modèle « axio-scope » fabriqué en Allemagne par Carl Zeiss, destiné à l’imagerie sous lumière polarisée. L’entreprise nous a plus tard informé qu’elle ne pouvait pas nous vendre le logiciel et accessoires nécessaires pour faire fonctionner l’appareil car ils comportaient des éléments nord-américains. Nous avons donc un appareil sophistiqué qui ne fonctionne qu’en partie faute d’accessoires et de logiciels.

Mon service reçoit les cas les plus graves, ce qui entraîne la nécessité d’un traitement personnalisé. Nous avons par exemple des patients très âgés qui ne supporteraient pas une intervention chirurgicale très délicate. Nous avons donc développé des traitements avec des produits moins agressifs. Nous utilisons par exemple ce produit-ci, fabriqué par 3M, un énorme entreprise nord-américaine qui fabrique de tout, y compris des articles de nettoyage. Nous ne pouvons pas acheter ce produit. Il nous faut argumenter auprès de notre ministère de la Santé, qui cherche des moyens pour en obtenir sur d’autres marchés, en Europe ou en Amérique latine. Ce qui entraîne retards et surcoûts pour un produit qui nous reviendra au final deux à trois fois plus cher. De plus, cette forme d’acquisition est aléatoire, ce qui fait que nous ne pouvons compter dessus à terme ce qui rend très difficile toute planification d’un traitement.

Lorenzo enchaîne sur toute une série d’exemples précis, de médicaments, de matériels, rendus difficiles ou impossibles à obtenir. Ou obtenus mais inutilisables pour cause de rachat de filiales ou de menaces du gouvernement US. L’exposé durera environ une demi-heure. J’entends une litanie de noms d’entreprises, certaines connues du public et d’autres moins, de toutes nationalités. Toutes les histoires finissent de la même façon. Quelqu’un, quelque part, reçoit un ordre, et le lien ténu est rompu. Parfois avec un formalisme presque « touchant » - une lettre « expliquant » pourquoi, parfois par un silence radio.

A l’évidence, j’ai devant moi un homme ému par la tragédie silencieuse qui constitue son quotidien. Il « comprend » sans « comprendre ». Pendant que je l’écoute, totalement hermétique au jargon médical employé, mon esprit vagabonde ailleurs. Me reviennent ces paroles de Cubains : « Même à nos pires ennemis, nous n’aurions jamais fait ça ». C’est certain.

Le cynisme du monde n’en finit pas de me surprendre. La cruauté du blocus. La méchanceté et la hargne pure de la classe dirigeante US. L’incroyable silence complice des médias. La médiocrité de nos propres hommes et femmes politiques qui ont plié leurs échines toutes ces années.

Le blocus affecte donc tous les domaines, y compris les livres. Je me souviens d’un excellent livre nord-américain sur l’oncologie, cadeau d’un groupe de solidarité aux Etats-Unis. Le livre avait été acheté grâce à une collecte. Une quarantaine de personnes avaient dédicacé l’ouvrage, chacun ayant versé 10 ou 20 dollars. Certains avaient rajouté à côté de leur nom, « Je n’ai pas les moyens de soigner mon cancer ».

Les Européens nous demandent souvent « Pourquoi n’allez-vous pas vous former aux Etats-Unis ? ». A chaque fois, il faut leur rappeler qu’il existe un truc appelé « embargo ». Le prix d’un billet d’avion pour l’Europe est d’environ 1000 dollars. Pour les Etats-Unis, il est d’environ 200. De plus, pour une chose ou une autre, à un moment donné ou un autre, les Etats-Unis sont souvent incontournables. Un grand nombre de brevets sont détenus par des entreprises nord-américaines.

Les Etats-Unis nous rétorquent parfois qu’il suffit « d’obtenir une licence ». Ce système de licences [possibilité d’obtenir une « autorisation » de la part du gouvernement des Etats-Unis], à part d’être une insulte pour nous car il s’agit d’équipement et de produis médicaux, constitue un problème pour les entreprises car il leur faut dédier toute un équipe d’employés pour l’obtention et le suivi de ces licences. Il leur faut certifier que le matériel ne sera pas employé à des fins militaires, qu’il ne servira pas à soigner des militaires ou des membres du Ministère de l’Intérieur, bref, il leur faut « certifier » tout un tas de choses qu’elles n’ont ni l’envie ni la capacité de faire. Elles n’ont pas envie de se compliquer la vie pour ne vendre que quelques unités. De plus, en cas de panne, pour la documentation, la formation, il faut refaire toute la procédure, qui peut durer un an.. Et ceci pour un matériel qu’on utilise tous les jours... Bref, le système est si complexe et lourd à mettre en œuvre qu’il est inopérant.

Aux alentours de 1995 (si je me souviens bien), une organisation européenne – j’omets volontairement les détails pour des raisons que vous allez comprendre – a proposé de nous aider pour nous fournir du matériel de radio-thérapie. Nous avons donné notre accord. L’organisation a effectivement réussi à se débrouiller pour en faire fabriquer et le matériel fut livré. Mais il fallait que les techniciens du fabricant se rendent à Cuba pour effectuer le montage. J’ai entre les mains un courrier nous expliquant qu’aucun technicien de cette entreprise ne pouvait se rendre sous aucun prétexte à Cuba. Il a donc fallu manoeuvrer et « inviter » un technicien pour des vacances dans un pays proche d’où il a pu ensuite se rendre à Cuba. Nous avions tout préparé et l’appareil fut monté en trois jours. Il a parfaitement fonctionné pendant neuf ans.

Le blocus fonctionne aussi dans l’autre sens. Cuba a la chance d’avoir certains produits importants, produits dans nos laboratoires et qui sont le résultat d’une stratégie de développement du pays – et que nous pourrions fabriquer en bien plus grosses quantités, mais, faute de moyens... Il s’agit de produits qui ont fait leur preuve, et qui n’ont pas d’équivalent dans le monde. Nous avons par exemple un anti-corps monoclonal, HR3, utile pour les cancers du poumon notamment. Il existe un produit nord-américain similaire. Mais le produit cubain a la particularité de ne présenter aucune toxicité et de ne produire aucun effet secondaire, pour une efficacité supérieure au produit US. Nous avons un produit pour soigner les ulcères chez les diabètes, sans équivalent dans le monde et tout à fait efficace. Je pourrais mentionner aussi le vaccin contre l’hépatite B, et le vaccin contre la méningo-encéphalite, qui sont aussi uniques au monde.

Comment serait Cuba sans le blocus ? Totalement différente. Notre peuple aurait souffert beaucoup moins. Nous aurions eu plus de moyens à notre disposition. Nous aurions eu plus d’échanges scientifiques – pour ne me limiter qu’au domaine qui est le mien, l’oncologie. Nous avions organisé une rencontre à Cuba sur l’oncologie. 33 Nord-américains ont voulu y participer mais seulement 16 ont réussi à venir, tous par des moyens « détournés ».

Je peux affirmer de manière très claire et à haute voix que le blocus coûte des vies humaines. Nous cherchons toujours des alternatives, mais lorsqu’un médicament tarde à venir ou ne vient pas, il y a des conséquences – que ce soit en termes de souffrances physiques, d’angoisses ou de durée de vie. Même nous, le personnel soignant, souffrons de cet état de choses. L’objectif même du blocus est de faire souffrir. Et sur ce plan-là, les Etats-Unis sont toujours efficaces.

Q : lorsqu’une entreprise, comme Carl Zeiss ou 3M, y compris pour une filiale située en dehors des Etats-Unis, refuse de livrer un équipement ou un produit, sous prétexte d’un blocus nord-américain, en sachant que leur matériel ne pourrait en aucun cas servir d’arme, ils le font donc en toute connaissance de cause, en sachant parfaitement que leur décision aura des conséquences sur des vies ?

Je ne pense pas que les responsables de ces entreprises raisonnent en termes aussi crus, mais c’est bien ça. Contourner le blocus n’est pas facile, et le marché cubain n’en vaut généralement pas la chandelle. Peut-être s’autocensurent-ils pour ne pas penser aux conséquences de leurs actions.

Q : Pourrait-on dire alors, et c’est mon opinion, que Carl Zeiss est complice d’un crime humanitaire ?

On pourrait.

Q : Elles n’ont en réalité aucune justification à part celle de ne pas payer une amende au Département du Trésor nord-américain.

Oui. Nous n’avons jamais eu de conflit ou de problème avec cette entreprise, ni avec l’Allemagne.

Q : Nous savons donc à combien ces entreprises estiment le prix d’une ou plusieurs vies humaines : au montant de l’amende qu’elles veulent éviter de payer.

Oui, on peut le dire ainsi. C’est une façon de voir les choses. A l’évidence, de manière consciente ou inconsciente, elles participent au blocus.

On nous fait faire une visite de l’hôpital. Ce qui frappe à premier abord est la propreté et la circulation dans les couloirs – on dirait que toute la ville s’est donnée rendez-vous à l’hôpital cet après-midi – et l’ambiance de bonhomie qui règne. On sent que la population est « chez elle ».

Lorenzo nous introduit dans une salle où trône un appareil de radio-graphie à l’allure vieillotte des années 70. Sur sa façade, on voit un nom – avec un logo et tout - que je ne reconnais pas. Et pour cause : le nom de l’entreprise et le logo ont été inventés et recouvrent le véritable nom du fabricant US. L’appareil a dû voyager par plusieurs pays pour faire perdre la trace de sa provenance avant d’arriver à Cuba. L’appareil a été modernisé à plusieurs reprises et fonctionne encore.

Nous profitons de cette balade pour décompresser un peu, car la suite ne sera pas facile. Nous allons visiter le pavillon des enfants. Des enfants atteints de cancer.

Pendant notre visite, un médecin nous interrompt pour annoncer à Lorenzo une mauvaise nouvelle qui vient de tomber. Le blocus a encore frappé, en direct-live. Suite à des pressions US, Cuba vient d’être exclue d’un organisme international de certification.

Un journée ordinaire dans la vie d’un médecin cubain.

Direction, le pavillon des « grands » - ados et pré-ados. A côté de chaque lit occupé est assise une maman. Notre présence provoque évidemment des regards de curiosité. Les regards s’illuminent lorsque les blouses blanches font leur apparition. Je trouve ça curieux car je n’ai jamais souri à la vue d’une blouse blanche. Les gestes affectueux des infirmières sur les jeunes font leur effet sur moi. Nous leur posons des questions convenues – comment tu t’appelles, quel âge as-tu, d’où viens-tu ? Personne n’a l’air gêné par notre présence que j’imaginais plus « intrusive ». Je me rends compte que c’est moi le plus nerveux de la bande.

Le pavillon des « jeunes » sera un choc. Pas à cause du décor, qui est irréprochable, mais parce l’idée même qu’un enfant si jeune puisse souffrir d’un cancer m’avait tout simplement échappé quelque part sur le chemin de mon éducation. Les gamins sont ravis de parler à un étranger mais j’éprouve une tristesse immense et je laisse à mes compagnons cubains le soin d’échanger quelques banalités avec les petits. A leurs côtés, leurs mères les encouragent doucement – et parfois répondent à leur place lorsque la question est trop difficile pour de si petites têtes. Celle-ci a 8 ans et a passé – comptant sur ses doigts – 8 mois ici.

On nous entraîne dans le couloir et je n’oppose aucune résistance. Erreur. Nous entrons cette fois-ci dans la salle des « petits »... Ici, les patients sont à peine en âge de parler et ça piaille comme dans une garderie. Celui-ci ne veut pas être pris en photo. Finalement si. Sa mère à ses côtés tente de l’arranger comme pour une photo de famille. Ce qui achève de le convaincre que finalement non.


2ème partie :

Paroles de Jesús De Los Santos Reno Céspedes

Chef du département Enseignement de l’Institut d’Oncologie de la Havane.
Professeur principal du Service d’Oncopédiatrie de l’Institut.

Jésus parle d’un voix douce derrière un bureau modeste. La petite pièce est remplie de patients qui viennent chercher des ordonnances, qu’il délivre avec méthode et un petit mot pour chacun. Nous attendons notre tour.

Pour parler de manière concrète, on pourrait aborder les effets du blocus sur les enfants atteints de maladies graves. La première chose est que l’absence de certains médicaments nous empêche d’appliquer des protocoles reconnus par des organisations internationales telles que la Société Internationale d’Oncopédiatrie, ou le Pediatric Oncology Group des Etats-Unis, ou des protocoles de pointes réservés à ce type de traitement. En tant que pays, nous avons tenté par tous les moyens d’établir des relations commerciales avec différents laboratoires pour tenter d’appliquer ces traitements. Mais il arrive fréquemment qu’à cause du phénomène de globalisation promu par l’impérialisme, ces laboratoires ont été, disons, éjectés du marché cubain, généralement suite à des absorptions par des sociétés multinationales. Nos partenaires disparaissent donc. Par exemple, un laboratoire mexicain qui nous fournissait un médicament a succombé à la concurrence et a été absorbé. Le résultat est qu’il ne nous fournit plus.

Nous sommes donc obligés de recourir à des mécanismes alternatifs qui sont plus difficiles pour nous. Par exemple, certains laboratoires en Inde sont capables de nous fournir, mais le délai de livraison retardera le traitement. Le début du traitement est un moment crucial, et tout retard peut entraîner des complications par la suite. Nous devons donc frapper à d’autres portes pour trouver des moyens pour les obtenir à temps.

Pour certains produits, une seule tablette peut coûter 500 dollars. Pour traiter un enfant, il faut au minimum 600 tablettes. A 500 dollars la tablette, il faut donc dépenser au minimum 30.000 dollars pour chaque enfant traité. Certains laboratoires nous ont proposé des médicaments à des prix « réduits » - à 300 dollars - mais, même réduits, les prix sont encore choquants.

Certains de nos patients sont atteints d’une forme de cancer qui touche le nerf optique. Nous avions réussi, avec des oculistes nord-américains et de manière détournée, à former un de nos médecins au maniement d’un appareil de haute précision qui permet de soumettre la tumeur à un rayonnement extrêmement précis. L’opération est efficace. Nous avons réussi à obtenir un appareil mais ensuite nous ne pouvions plus obtenir les fournitures nécessaires à son fonctionnement... Actuellement, le seule manière que nous avons pour sauver un patient atteint d’une telle tumeur est de retirer l’oeil. Avec cet appareil, nous aurions pu sauver son œil. Il en va de même pour certaines tumeurs osseuses. Faute de médicaments adéquats pour réduire la tumeur et pouvoir opérer, nous sommes obligés d’amputer.

Il arrive souvent que des médecins, des spécialistes nord-américains tentent d’établir des relations avec nous, de nous aider. Mais à chaque fois, ils sont interrompus par le blocus. Vous savez que Cuba produit des médicaments et des vaccins uniques au monde. Figurez-vous que dans les rares Congrès auxquels nous avons pu participer, il nous était interdit d’en parler, y compris lors des ateliers libres et informels.

La majorité de notre équipement de diagnostic a été obtenue via des donations. [l’auteur a une pensée émue pour un échographe français destiné à la déchetterie et qui coule des jours heureux à Cuba]. Mais même lorsqu’il s’agit d’un appareil « européen », tu te rends vite compte lors d’une panne que de nombreuses pièces proviennent des Etats-Unis... D’une manière générale, et peu importe la « nationalité » de l’appareil, nous nous heurtons à la quasi-impossibilité d’obtenir des pièces de rechange. Nous avons actuellement tout une quantité d’appareils qui attendent un dépannage éventuel.

Il faut savoir que nous avons acquis, de manière que je qualifierais d’irrévocable, le savoir pour contourner le blocus via des médecines alternatives.

A Cuba, nous avons entre 300 et 400 cas par an d’enfants atteints de tumeurs malignes. 80% sont des leucémies. Cela fait deux ans que nous ne pouvons plus procéder à des greffes de moelle osseuse faute de médicaments nécessaires pour préparer l’intervention.

Nous réussissons malgré tout à maintenir 70% de nos patients en vie. Nous réussissons à fournir un suivi de soins à tous ces enfants. Certains sont devenus adultes depuis. Ils représentent un symbole éclatant des réussites de la Révolution. Ils sont intégrés dans toutes les activités de la vie sociale. Nous comptons 8 médecins, des infirmières, des techniciens du son, certains sont artistes, d’autres des travailleurs agricoles.

D’une forme ou d’une autre, nous avons réussi à défier le blocus économique qui nous est imposée depuis 50 ans. Il y a des choses qui constitueront toujours une source d’interrogations : comment font-ils, ces Cubains ? Nous le faisons, tout simplement. Il faut plus que de la foi. Il faut du dévouement, beaucoup d’intelligence, pour savoir à quelle porte frapper, et surtout trouver la fibre sensible derrière la porte. Il suffit de voir comment les gens viennent du monde entier pour nous aider. Il nous reste néanmoins beaucoup de chemin à parcourir. Ces dernières années ont été très dures, et il nous faut trouver comment affronter celles qui s’annoncent...

Q : en discutant avec Lorenzo [qui assiste à l’entretien], j’ai dit que ces entreprises qui se plient aux lois nord-américaines, savent parfaitement ce qu’elles font lorsqu’elles refusent de vendre un appareil ou un médicament. Elles ne risquent en réalité rien, à part de payer une amende. Qui peut certes être énorme, certes, mais il n’empêche qu’elles se plient sans trop de résistance. Elles pourraient trouver des « arrangements » pour contourner le blocus, mais elles ne le font pas. Elles sont donc complices des effets du blocus.

Je pense comme le Che, qu’une vie vaut tous les trésors du monde. La vie d’une personne n’a pas de prix. Il existe des études sur les coûts d’une hospitalisation. Le traitement d’un enfant dure au minimum 8 mois, et celui-ci doit être accompagné d’un parent, qui ne travaille donc pas pendant cette période. Mais pour nous, une vie n’a pas de prix.

(à suivre)

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