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Bref retour sur Orwell (I)

L’immense réforme de l’orthographe, concernant en particulier le terrassant problème de la suppression de l’accent circonflexe, m’a remémoré ce passage de 1984 où le héros est décrit comme travaillant pour la sous-commission d’un sous-comité devant déterminer s’il faut placer les guillemets en-deçà ou au-delà des parenthèses. Comme j’ai par ailleurs été récemment invité par France Inter à m’exprimer sur Orwell pour l’émission “ Affaires sensibles ”, je me suis replongé – ce que je n’avais pas fait depuis une bonne vingtaine d’années – dans cette œuvre clé (malgré quelques imperfections dont Orwell était pleinement conscient). Le verdict est sans appel : c’est vraiment un livre hors du commun.

Pourquoi ce livre a-t-il résonné aussi fort à l’époque de sa parution et pourquoi est-il toujours aussi topique près de sept décennies plus tard, en un mot pourquoi n’a-t-il pas vieilli ? Voilà la question à laquelle je vais tenter d’apporter quelques éléments de réponses ici.

Lorsqu’il publie ce livre, Orwell est partagé quant à sa portée politique, à ce qu’on appellerait pour simplifier son message. Pour lui, 1984, c’est ce qui pourrait arriver si… Assurément, il cible les régimes totalitaires, mais il n’éprouve aucune sympathie pour le capitalisme – beaucoup moins débridé à son époque qu’aujourd’hui – et son corollaire, la démocratie parlementaire car elle a produit l’impérialisme à l’extérieur et des sociétés terriblement inégalitaires à l’intérieur. Il est partagé car il envisage la possibilité de l’installation d’un régime totalitaire dans son pays mais, dans le même temps, il n’y croit guère car il a foi dans l’honnêteté profonde (la common decency – Orwell est plus un moraliste qu’un politique) de ce qui constitue pour lui le peuple anglais : la classe ouvrière et la petite bourgeoisie. Il pense que si les Anglais comprennent le comment, mais surtout le pourquoi du système totalitaire, ils seront vaccinés.

Alors, pourquoi cette œuvre, qui n’est pas du tout d’anticipation, mais qui est une dystopie plutôt réaliste ? Parce qu’Orwell avait prévu le retour du référent. Parce qu’il postulait que les réalités dont parle la fiction ont un analogon dans la réalité extra-linguistique, donc qu’une horloge qui sonne 13 heures, comme celle que l’on entend dans la première page du livre, renvoie à toutes les horloges, malgré le décalage glaçant. Orwell va donc installer un espace-temps à la fois familier et source d’ostranenie, de réel fantastique mystérieux et inquiétant. Les lieux de son texte, pour étranges qu’ils soient, proclament la véridicité de l’histoire par un reflet métonymique qui court-circuite le suspens d’incrédulité. Sans trop se fatiguer les méninges, le lecteur est dans le Battersea des années trente. Donc tout est vrai. Si les lieux sont véridiques, les personnages, en tant que parcelles de ces lieux, sont eux aussi véridiques. Orwell nous parle de ses contemporains.

Dans le monde de 1984, la solitude est impossible mais les personnages sont seuls et, à l’exception des proles marginalisés, les catégories ne communiquent jamais. Océanie est le contraire d’un lieu de mémoire, individuelle ou collective. Le totalitarisme déchire inlassablement tout discours autonome et coupe l’individu de ses repères spatio-temporels.

Le discours officiel de et sur la communauté se métamorphose sans arrêt. Sa justification est comprise dans cette mutation qui, elle même, n’a d’autre apologétique que le cercle fermé de sa propre prédication. Se révolter c’est être immédiatement aspiré par le regard de Big Brother, cet image à l’état pur (une imago, le masque de cire que portait les morts), cet omniprésent qu’on ne voit jamais pour de vrai, cet ordonnateur d’un monde parfait mais en perpétuel devenir.

Pour les membres de la base de l’appareil, comme Winton, un temps sans jalon a remplacé un temps structuré (« Winston n’arrivait pas à se souvenir. Rien ne lui restait de son enfance. »), l’austérité a suppléé le désir d’avoir (« Depuis des mois, une disette de lames de rasoir sévissait. Il y avait toujours quelque article de première nécessité que les magasins du Parti étaient incapables de fournir »), un puritanisme officiel s’est substitué à la satisfaction des pulsions (« Winston l’avait détestée dès le premier coup d’œil. C’était à cause de l’atmosphère de terrain de hockey, de bains froids, de randonnées en commun, de rigoureuse propreté morale qu’elle s’arrangeait pour transporter avec elle. »).

La Novlangue n’est pas une démence verbale. Nous sommes dans un lieu où les signifiants peuvent se passer de signifiés parce que les signes n’obéissent plus à aucun code. Le nouveau langage sert à détruire l’ancien, avant de se détruire lui-même. Le télécran est le point focal de la vie communautaire. Il a été inspiré à Orwell par les affiches publicitaires des années trente (celle, au premier chef, d’un cours par correspondance suggérant « Let Me Be Your Big Brother »), et avant cela par la célèbre affiche de 1914 où le Secrétaire d’Etat à la Guerre Lord Kitchener incitait au recrutement dans l’armée : « Your Country Needs You ».

Le télécran rappelle le panopticon de l’utilitariste Jeremy Bentham. Pour Bentham, il importait qu’un surveillant placé au centre d’un bâtiment circulaire puisse tout voir et que l’œil de la raison pénétrât dans les coins et recoins des consciences. Un peu comme Coco Chanel qui, du haut de son escalier pouvait, par un jeu subtil de miroir, voir tous ses ateliers.

Dans 1984, l’espace n’est pas euclidien. L’individu est privé de tout repère. La perfection est atteinte dans la Pièce 101, cette salle de torture éclairée en permanence où l’individu est nié (0), coincé entre les deux répliques d’une même réalité, les deux 1 de 101 symbolisant le couple prétendument antithétique Big Brother-Goldstein (Goldstein, l’ennemi “ historique ” n’ayant pas plus d’existence que Big Brother). Winston est incapable de calculer la surface de la cellule où il est prisonnier. Mais – car il faut toujours des soupapes – le système totalitaire a permis la perpétuation d’espaces communautaires où l’imaginaire et les pulsions peuvent se cramponner. Dans certains pubs, on chante les refrains d’avant.

Winston veut résister par l’écriture. Il entame la rédaction d’un journal intime, qu’il commence le 4 avril 1984, sans d’ailleurs être sûr de cette date « à un ou deux ans près ». Il écrit pour des gens à naître, pour communiquer avec l’avenir, pour « transcrire l’interminable monologue ininterrompu » se poursuivant depuis des années dans son esprit. Mais il n’y a rien à comprendre dans un système où « celui qui contrôle le passé contrôle le présent », dans un discours qui ne renvoie à rien d’objectif. Il n’y a pas de société à décrire, seule compte la métaphore du pouvoir par l’image de Big Brother multipliée à l’infini. L’observé n’a rien à répondre, à opposer à l’observateur. Aucune rétroaction ne perturbe le système.

Au tout début des années quarante, en fait dès son retour des tranchées catalanes, Orwell a estimé que socialisme et utopie étaient désormais dissociés. D’où l’écriture de cette dystopie, avec un personnage qui prend conscience que son sort est insupportable mais qui échoue dans sa révolte. Cette dystopie ordonne le monde car le verbe devient la réalité évoquée : passer de 25 grammes de chocolat par jour à 20 grammes est un « progrès » (pour Myriam El Khomry, donner 40 milliards aux entreprises n’est pas un « cadeau »). Le solipsisme de la parole officielle s’impose (Walter Cronkite, l’ancien présentateur de CBS, terminait son journal par « That’s the way it is »). Le réel a tué l’imaginaire. Comme le discours est la représentation dans sa totalité, 2 et 2 peuvent faire 5. La possibilité de l’écart et de la symbolisation n’est plus permise.

Avant 1984, dans de nombreux articles consacrés au rapport entre la politique et la langue, Orwell dénonçait l’abstraction dans les régimes totalitaires, ainsi que dans les pays capitalistes. La vérité échappe à l’individu lorsqu’il cesse d’avoir accès à de vraies images mentales. On évoquera « l’élimination d’éléments douteux » pour ne pas dire qu’on a laissé mourir de scorbut des centaines de milliers d’innocents dans des camps de travail forcé en Sibérie. La Novlangue étant destinée à réduire la pensée (le mot libre n’existe que dans une expression comme « le chemin est libre », on ne peut avoir de conversation intéressantes que si l’on parle technique. La Novlangue est la matérialisation de la vérité officielle. Le visible et le nommable ne font qu’un : si un individu a été gazéifié dans un « trou de mémoire », il ne peut plus être désigné, rappelé par la mémoire individuelle ou collective. La langue officielle aveugle la pensée (elle désémantise des mots comme « liberté » ou « justice »), tout comme l’architecture officielle, avec ses immenses immeubles parallélépipédiques sans fenêtres ne se laissent pas lire (Orwell s’était inspiré de l’immeuble de la BBC et de la tour du conseil d’administration de l’Université de Londres). Les habitants d’Océania parlent une canelangue qu’Orwell avait repéré dans les années trente dans la bouche de ceux qu’il appelait les gramophones, les exécuteurs des basses besognes verbales des organisations totalitaires (ceux qui fournissent les “ éléments de langage ” aujourd’hui). Dire d’un membre du parti qu’il est doubleplusbon canelangue, empêche toute contradiction dans une société idéologiquement carénée, uniformisée (« Omo lave plus blanc »). L’Histoire est un « palimpseste gratté et réécrit aussi souvent que nécessaire ». Aucune trace du passé ne peut entrer en conflit avec la lecture du présent. A quelques rares exceptions près, les notations de lieux ne fournissent aucun fil d’Ariane pour nous repérer dans les méandres d’Océania. Quant au temps, il explose pour Winston en mille morceaux lorsque les hommes de main du tortionnaire O’Brien fracassent le presse-papier, seul objet inventé, dans tous les sens du terme, par Winston. Dès lors, Winston ne voit plus rien et il ne peut plus calculer le temps ou distinguer le jour de la nuit dans les couloirs du Ministère de l’Amour où, par antiphrase, on torture et brise les opposants.

Dans une lettre de juin 1949 à un syndicaliste étasunien, Orwell avait explicité l’intention programmatique de son livre : « Je ne pense pas que le genre de société que je décris adviendra nécessairement, mais je crois, compte tenu du fait, naturellement, que le livre est une satire, que quelque chose de ressemblant pourrait advenir. L’action se situe en Grande-Bretagne pour bien marquer que les peuples anglophones ne sont pas par essence meilleurs que les autres, et que le totalitarisme, s’il n’est pas combattu, pourrait triompher n’importe où. » Il ajoutait par ailleurs que les totalitarismes avaient germé dans les esprits d’intellectuels. C’est pourquoi le tortionnaire O’Brien est d’abord un intellectuel (“ organique ”).

Tout est volontairement terroriste dans ce livre : le style de l’auteur, la mort annoncée de l’utopie, celle de la communication, la ruine de la représentation romanesque en système totalitaire. Pour aller vers l’autre, il faut une grammaire. Winston tente d’établir une tête de pont avec le passé historique. Il interroge un vieux prole, croyant que tout vieillard est une bibliothèque de souvenirs. Mais ce vieux cockney a désappris la continuité historique qui ne saurait être que collective et vivante, l’apanage de sujets autonomes : « La mémoire du vieil homme n’était qu’un monceau de détails, décombres de sa vie. On pourrait l’interroger tout une journée sans obtenir aucune information réelle. […] La prétention du parti à avoir amélioré les conditions de la vie humaine devaient alors être acceptées, car il n’existait pas et ne pourrait jamais exister de modèle à quoi comparer les conditions actuelles. » Winston découvre donc qu’objectivité et subjectivité peuvent additionner leurs effets pervers. Le passé n’existe qu’à partir du moment où les faits sont incorporés à des ensembles intelligibles par la collectivité. Sinon l’instant est fétichisé, l’Histoire déshistoricisée. D’où sa tentative désespérée « d’extraire de sa mémoire quelques souvenirs d’enfance qui lui indiqueraient si Londres avait toujours été comme il la voyait. » Mais il ne voit rien qu’une « série de tableaux sans arrière-plan et absolument inintelligibles. »

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